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Photo du rédacteurRégis COUDRET

Bernadette Coudret, entre « Etoiles et tempêtes » (1929-1954)

L'alpinisme, ce sport à hauts risques


Le thème choisi par le « CLG formation-Recherches » pour l'article du mois de Juin est le sport. Mais j'ai beau éplucher l’actualité sportive de ce début d’été, il n'y a pas grand chose qui m'inspire. Il faut dire que je suis plus adepte de randonnées en solitaire que fan de « olas » dans les stades de football. Et j'ai beau interroger mon arbre généalogique, je ne vois pas quel personnage aurait pu se distinguer de son vivant dans la pratique d'un sport en particulier, qu’il soit individuel ou collectif.

C’est un petit reportage récent sur l’alpiniste Sophie Lavaud [1], qui m’a rappelé qu'au moins deux sœurs de mon père, Marie Thérèse et Bernadette Coudret, avaient pratiqué l'alpinisme, ce sport à hauts risques, dans les Alpes Maritimes au début des années 1950. 

Au centre, Bernadette et Marie Thérèse Coudret, adeptes de l’alpinisme dans les années 1950 (source : Archive familiale)
Au centre, Bernadette et Marie Thérèse Coudret, adeptes de l’alpinisme dans les années 1950 (source : Archive familiale)

Les jumelles de la fratrie


Nées le 20 Novembre 1929, Marie Thérèse et sa sœur jumelle, Bernadette, étaient les numéros 7 et 8 de la fratrie Coudret. Elles arrivèrent un peu plus d’un an après le décès de leur soeur Colette, survenu quelques jours après sa naissance. Mes grands-parents étaient installés depuis deux ans à Versailles où mon grand-père Henri Coudret avait été affecté à l’Etat-Major de l’Armée. Toute la famille fut vite en extase devant ces deux bouts de « chou frisé » dans leur parc [2].

Un an et 7 mois après leur naissance, vint au monde la petite dernière, Annick, complétant la famille à dix. La fratrie se constitua très vite en trois tranches d'âge : Mon père, Bernard et sa sœur puinée, Marie, faisaient les « 400 coups » ensemble. Geneviève, Suzanne et Elisabeth formaient le trio des sœurs sages. Enfin les jumelles et Annick, le troisième clan observaient leurs aînés.

Marie Thérèse et Bernadette n’avaient pas encore dix ans, lorsque les évènements internationaux vinrent bouleverser leur enfance.


Marie Thérèse et Bernadette Coudret, numéros 7 et 8 de la fratrie Coudret (source : Geneatique)
Marie Thérèse et Bernadette Coudret, numéros 7 et 8 de la fratrie Coudret (source : Geneatique)

A la fin de la guerre,

la découverte de la montagne

 

La guerre venait d’être déclarée contre l’Allemagne. Henri Coudret, avait été nommé Chef d’Etat-Major de la 7ème Région militaire dans l’Est de la France. Toute la famille, sauf Bernard, qui venait de s’engager volontaire, avait quitté Rouen [3] et emménagé à Besançon dans un nouvel appartement. Ma grand-mère, Jeanne, se retrouvant seule avec ses sept enfants, ne pouvait plus s’occuper elle-même d’apprendre aux plus jeunes à lire, écrire et compter. Les jumelles avaient jusque-là profité de sa conception d’une éducation basée sur le système anglais, c'est-à-dire : sport en plein air pour une partie de la journée et études pour l'autre moitié. En Normandie, elles avaient en plus joui des plages du côté de Granville où mon grand-père avait accès à une villégiature [4]. Le trio des plus jeunes se retrouva soudainement scolarisé en octobre 1939 dans un couvent d'Ursulines. Annick se souvenait que les murs de cet ancien asile étaient capitonnés en noir.

La villa Cady à Saint Pair (source : Archive familiale)
La villa Cady à Saint Pair (source : Archive familiale)

Jeanne s'employa à rendre la vie de ses filles la plus agréable possible, bien que le ravitaillement ne soit déjà plus celui d'avant-guerre. Elle commença à se priver et même si elle essaya de ne pas le montrer aux plus jeunes, elle se fit de plus en plus de souci quand les Allemands attaquèrent en Belgique, ne serait-ce que pour son fils, engagé si jeune dans la guerre.

Comme en 1914, Jeanne dut abandonner sa maison tout d'un coup lorsque les Allemands percèrent le front en Juin. Sur instruction paternelle, les filles n'emportèrent que le strict minimum dans la voiture familiale, une « Rosalie », de marque Citroën [5]. Jeanne demanda à ses filles de ne prendre qu'un jouet par tête. Marie-Thérèse et Bernadette prirent chacune une poupée et s'accommodèrent des genoux des plus grandes à l’arrière de la voiture... Le voyage dura une semaine.

Les jumelles et Annick sur la Rosalie (source: Archive familiale)
Les jumelles et Annick sur la Rosalie (source: Archive familiale)

Elles furent recueillies par des Dominicaines [6] à Montréjeau, à côté de Bagnères-de-Luchon dans les Pyrénées. Il y avait un grand jardin. Marie Thérèse et Bernadette, habituées aux sports de plein air, regrettèrent de ne pas avoir pris leurs patins à roulettes au lieu d’une poupée chacune. Dès septembre 1940, la famille se retrouva logée à Montauban [7], dans un petit appartement meublé avec WC dans la cour et à quatre par chambre. Jeanne s'investit à fond pour organiser son intérieur, mais les meubles, le linge et la vaisselle n'avaient bien sûr pas suivi au départ de Besançon. Les jumelles et Annick entreprirent une rentrée scolaire chaotique dans une école primaire sur Montauban.. A Pâques 1941, il fallut encore déménager, cette fois à Vichy [8], où Jeanne se réorganisa comme elle put avec les plus jeunes [9] dans une petite villa meublée. C’est là que les jumelles fêtèrent leur confirmation et communion solennelle.

En ce printemps, les jumelles et Annick essayaient pour la cinquième fois et en à peine deux ans, de se refaire un petit monde dans le jardin qui jouxtait la maison. Pas pour longtemps : soudain, leur mère fut très fatiguée. Elle rentra à l'hôpital militaire de Vichy début juillet et décéda douze jours après, le 12 juillet 1941, d'une méningite tuberculeuse. Elle avait 51 ans. On peut imaginer que Marie Thérèse, Bernadette et Annick perdirent alors leurs derniers repères. Heureusement Geneviève, leur sœur aînée, alors âgée de 17 ans, était là pour les prendre en charge et tenir la maison [10]. Dès le mois d’Août 41, mon grand-père dut se résoudre à inscrire les jumelles et Annick dans un pensionnat à Lyon., aussi sinistre que le couvent des Ursulines de Besançon.

Henri Coudret, pour différentes raisons [11], fut mis en congés d’activité en Janvier 1942. Il choisit de s’installer à Nice où habitait un de ses beaux-frères, Pierre Thibault. De là, il réussit à rapatrier et les meubles de sa maison de Besançon située en zone occupée, et bientôt, ses plus jeunes filles. Les jumelles et Annick quittèrent avec joie le pensionnat de Lyon où Henri lui-même vint les chercher en Juillet 42. Les trouvant toutes trois amaigries, il les invita dans un restaurant où l’unique plat de lentilles qui pouvait être servi, leur parut le meilleur mets du monde… Le trio s’installa bientôt à la « Roseraie », une villa confortable, rue des Acacias à Nice. Les jumelles y retrouvèrent leurs patins à roulettes, désormais trop petits pour elles.

En 1949, les privations étaient toujours d’actualité [12] pour bon nombre de français. Grâce à Geneviève, les jumelles et Annick avaient retrouvé un équilibre, qui avait été fortement perturbé par la disparition brutale de leur mère. A Nice, elles avaient repris une scolarité normale [13]. De plus Henri Coudret les inscrivit, dès 1943, aux Guides de France. Ce qui leur permit de renouer avec les sports en plein air et de découvrir les Alpes. Les camps de jeunes en montagne se succédèrent. De simples guides, Marie Thérèse et Bernadette devinrent « cheftaines » tout en tentant de mener leurs études [14]. Afin d’encadrer des plus jeunes, je pense qu’elles suivirent des formations. Elles y rencontrèrent des jeunes « chefs » qui pratiquaient l’alpinisme au sein du Club Alpin Français (C.A.F). Elles s’initièrent à l’escalade, en plus des marches en montagne auxquelles les Guides les avaient habituées. C’est ainsi qu’avec un groupe d’amis, elles organisèrent bientôt des courses en montagne.


Un week-end pascal particulièrement beau


Le week-end pascal 1954 s’annonçait particulièrement beau sur tout le pays. Les Français se préparaient, soit à fêter Pâques en famille, soit à prendre la route pour se rendre au bord de la mer. Le matin du Samedi 17 Avril, les premiers bouchons se formèrent sur l’Autoroute de l’Ouest au tunnel de Saint Cloud. Les rédactions des journaux s’attendaient déjà à commenter le Mardi suivant, un nombre de victimes de la route en forte augmentation depuis deux ans.

Vu de Nice, la destination phare pour ce week-end de trois jours était plutôt la montagne de l’arrière-pays. Avec leurs amis, Marie Thérèse et Bernadette avaient planifié de rejoindre Saint Martin de Vésubie et de s’attaquer après une nuit de bivouac, à l’ascension de la cime du Gélas dans le Mercantour. Ils étaient sept à vouloir tenter l’aventure. Les jumelles étaient les seules filles du groupe. Parmi les garçons, il y avait Pierre, Bernard et Alain, frères jumeaux, Raymond et Jean. Tous étaient jeunes mais se connaissaient bien et avaient une certaine expérience de la montagne.

Arrivés à Saint Martin le Samedi vers midi, les jumelles et les garçons avaient pris la route d’accès au refuge de la Madone de Fenestre. Au refuge, ils retrouvèrent deux autres alpinistes qui venaient tenter l’ascension du Mont Ponset, proche du Gélas. Ils passèrent la soirée à admirer les étoiles scintillant dans le ciel. A l’aube, leur groupe entama l’ascension du Gelas. Le temps s’annonçait un peu froid, Confiants dans l’arrivée du soleil, la plupart avait néanmoins laissé derrière eux au refuge une partie de leur équipement, s’allégeant de quelques kilos. Ils avaient l’intention d’attaquer de face le Gélas et de rentrer en fin d’après-midi. Une « première » pour eux.

Le massif et la cime du Gélas,  vus de la Madone de Fenestre (source : Wikipedia)
Le massif et la cime du Gélas, vus de la Madone de Fenestre (source : Wikipedia)

Grimpant d’un bon pas, ils arrivèrent à « la terrasse » où commençaient les véritables difficultés du massif. « Partout, les neiges étincelaient sous le soleil du matin. Au-dessus d’eux, il y avait un ciel de paradis » [15]. On forma deux cordées. Mais bientôt, il y eut deux abandons : Jean, pour avoir mis des chaussures inadaptées sur les névés, « venait de faire une glissade… qui eut pu être interrompue par un arrêt brutal » s’il n’avait pas été « assuré »; Alain, un des jumeaux, qui avait oublié ses gants, avait une main gourde. Après dix minutes de repos, Pierre qui était le plus expérimenté de tous, prit la tête d’une unique cordée à cinq. Derrière lui, Bernadette, Raymond, Marie Thérèse et fermant la marche, Bernard. Avant de redescendre avec Jean au refuge, Alain tendit joyeusement son piolet à Bernadette, deuxième de cordée.

  Un peu plus haut, « la cordée trouva, comme pour lui barrer la route, un petit glacier sournois et imprévu ». Pour Pierre, ce ne fut pas un obstacle. Très courageusement, Bernadette le suivit. Derrière elle, Raymond hésita : « N’eût été la présence de Bernadette, dont il assurait l’ascension, il fût retourné ». A son tour, il entama la glace et y creusa ses marches… en route vers son destin

Une unique cordée à cinq (source : Archive familiale)
Une unique cordée à cinq (source : Archive familiale)

Soudain, ce fut l’enfer blanc

 

En queue, Bernard qui assurait Marie Thérèse, comprit qu’il ne fallait pas franchir ce glacier… que son devoir était d’empêcher Marie Thérèse de suivre sa sœur. « Nous ne devons pas passer », lui dit-il. Marie Thérèse était indécise. Mais elle finit par céder aux prières pressantes de Bernard. Il la décrocha.

Avant de redescendre, Bernard qui était le seul à bien connaître le Gélas, confia son appareil photographique à Raymond avant que celui-ci ne s’éloigne. De loin, il cria des conseils à Pierre : « s’il arrive quoique ce soit, obliquez vers la droite et revenez par les éboulis ! ».

Devant la cordée restante, se dressait la paroi verticale du Gélas.

Bernard fit descendre en « ramasse » [16] Marie Thérèse jusqu’à la terrasse. Tous deux restèrent là une heure et demie environ pour guider de la voix les trois grimpeurs. Ils avançaient lentement mais ils répondaient aux conseils de Bernard. « leurs voix portaient clairs, avec de profondes résonnances ». Comme le froid saisissait Marie Thérèse, Bernard se décida à rejoindre la Madone de Fenestre. Marie Thérèse dit au revoir à sa sœur. « Je préfèrerais être à ta place qu’à la mienne ! » lui répondit Bernadette.

Bernard leur demandant si tout allait bien. Ils répondirent ensemble : « Oui ! ». Ils n’étaient plus qu’à environ cent mètres du sommet. Leurs voix arrivèrent presque irréelles…

Au-dessus, il y avait toujours ce ciel de paradis.

Soudain, alors que Bernard et Marie Thérèse arrivaient au refuge, ce fut l’enfer blanc.

 

Bulletins météo et conséquence

 

Le lundi 19 Avril au soir, les rédactions qui préparaient la une du lendemain, durent se rendre à l’évidence : Malgré une fréquentation en hausse vers les destinations habituelles du pays de Caux ou du Calvados, on comptait un nombre d’accidents bien moindre que l’an passé [17]. Evidemment, on pouvait encore miser sur un accident spectaculaire tardif sur les chemins du retour, mais en règle générale, la peur du gendarme mobilisé pour l’occasion avait bien fonctionné et la circulation s’était effectué dans de meilleures conditions que l’an passé. Rien de bien sensationnel à attendre donc en termes de faits divers. On se reporta alors sur les conditions météorologiques qui, soudainement, s’étaient détériorées dans le Sud de la France depuis la veille au soir.

Dès le Samedi, les agences de presse internationales basées à Rome avaient envoyé des télégrammes [18] à leurs abonnés sur l’apparition d’une « soudaine vague de froid, accompagnée de chutes de neige et de pluie, sur l'Italie après trois semaines d'un temps printanier.» On nota que « Pour la première fois depuis bien longtemps, en avril, l'Etna et le Vésuve ont été recouverts de neige. Dans les Abruzzes de nombreux villages sont isolés.». Ces conditions s’étendirent aux Alpes le Dimanche soir. Dans la nuit du Dimanche au lundi, « le thermomètre est parfois descendu à 15 degrés en dessous de zéro dans les Alpes. ».

En conséquence, un télégramme de Nice annonça un peu tard pour la presse du Mardi matin, l’information qui allait occuper la rubrique « faits divers » le reste de la semaine.


  • Le Monde -  Mercredi 21 Avril 1954. : « Cinq alpinistes niçois du Club alpin français, répartis en deux cordées, ont disparu alors qu'ils tentaient l'ascension des monts Gélas (3 153 mètres) et Ponset (2 900 mètres), ..., à la frontière franco-italienne. On ignore encore leur identité. L'alerte a été donnée ce matin par d'autres alpinistes qui les attendaient au refuge de la " Madone de Fenêtres ". Les recherches entreprises par des équipes ... sont rendues très difficiles par le mauvais temps et les chutes de neige. »

  • Le Monde – Jeudi 22 Avril 1954. :« Les recherches entreprises pour retrouver les cinq alpinistes disparus depuis lundi dans les massifs du Gelas et du Ponset,... n'ont encore donné aucun résultat. On connaît maintenant l'identité des disparus… »

  • Le Monde – Vendredi 23 Avril 1954. :« En dépit d'une lutte ... des équipes de secours contre la neige, le vent et le froid, les recherches entreprises pour retrouver les cinq jeunes alpinistes disparus ... n'ont toujours pas donné de résultat. On garde peu d'espoir de les retrouver vivants, car, partis par un soleil radieux, …, »

 

« Une corde lie deux êtres qui n'ont plus qu'une vie »

 

Un seul espoir, très léger, persistait désormais pour les familles : c'est que les « disparus » aient pu atteindre le refuge de Nice, dans la haute vallée de la Gordolasque. Des volontaires du Club Alpin Français, y étaient montés la veille, mais il fallait attendre leur retour pour en savoir plus. Le temps s'était levé ce Vendredi. Deux avions, l'un de l'aéroport de Nice, et l'autre appartenant à la VIème flotte américaine, devaient participer aux recherches. Enfin les autorités italiennes affrétèrent un hélicoptère pour commencer des recherches sur les contreforts italo-français du Gélas. En vain…


  • Le Monde – Samedi 24 Avril 1954. :« Tout espoir de retrouver vivants les cinq jeunes alpinistes disparus depuis lundi sur les sommets qui dominent Saint-Martin-Vésubie est maintenant abandonné. »


Seule une « antenne » de sauveteurs resta au refuge de la Madone de Fenestre. Du coup, les journaux commentèrent à nouveau les accidents de la route qui étaient repartis à la hausse…

Ce n’est que le Mardi 11 Mai que de Nice parvinrent des nouvelles. On avait découvert les corps de deux des cinq alpinistes disparus le Lundi de Pâques. Il s’agissait des deux alpinistes rencontrés par les jumelles et leurs amis au refuge de la Madone de Fenestre. Ils avaient été recouverts par une avalanche et retrouvé au pied d’un éperon rocheux du mont Ponset à 200 mètres du sommet. Les corps furent transportés à Saint-Martin-Vésubie, où les attendaient leurs familles. Ils avaient 19 et 20 ans. « Les reconnaissances sur les pentes du mont Gélas, où ce même lundi de Pâques disparurent les trois autres jeunes alpinistes niçois, n'ont encore donné aucun résultat ».

Le 20 Mai, le journal Nice Matin, sous la plume de Mario Brun, écrivit un long article sur « les trois disparus du Gélas ». Reprenant un témoignage de Bernard, le frère jumeau qui était redescendu avec Marie Thérèse, le journal apprit à ses lecteurs une seule information objective : « ils sont toujours la proie du Gélas… on sait maintenant où les découvrir à peu près sûrement depuis que l'autre jour on a retrouvé l'appareil photographique…, confié au troisième de cordée. ».

L’appareil était intact. « Ils ont dû suivre scrupuleusement mes conseils car c’est dans les éboulis que l’on a retrouvé mon appareil photographique » s’exprima Bernard au journal. Les autorités remirent un peu après à mon grand-père les clichés intacts. Ces photos fixent les derniers instants de Bernadette et de Pierre avant qu’ils ne disparaissent dans la tourmente. Ils grimpent ensemble vers le sommet et « une corde lie [ces] deux êtres qui n'ont plus qu'une vie ».

« une corde lie deux êtres qui n'ont plus qu'une vie ». (source : Archive familiale)
« une corde lie deux êtres qui n'ont plus qu'une vie ». (source : Archive familiale)

Enfin, Le 14 Juin, une des équipes de secours qui avaient repris les recherches, les retrouva enfouis dans un névé, à 2 900 mètres d'altitude. Bernadette et ses deux amis étaient tombés encordés d'une barre rocheuse. Les trois corps furent laissés sur place.


  • Le Monde – Lundi 15 Juin 1954. :« Une expédition composée de quarante personnes dotées d'un matériel spécial et accompagnée de trois mulets a quitté Saint-Martin-Vésubie. On espère qu'elle ramènera aujourd'hui les trois corps. »


Cet évènement tragique et douloureux pour toute la famille Coudret ne fut pas beaucoup évoqué par mes parents à la maison. De fait, la disparition de Bernadette intervint à une période où ma mère allait mettre au monde mon frère aîné à Nice [19]. Mon père, Bernard Coudret, revenu en métropole pour sa naissance, participa en Juin à l’expédition qui redescendit le corps de sa sœur et de ses infortunés compagnons de cordée.


 « Etoiles et tempêtes »

 

Après la guerre, juste avant de partir pour le Gabon en 1947, Bernard s’était lui-même initié à l’escalade. Il avait participé à des courses dans le massif du Mont Blanc au départ de Chamonix. Dans un vieil album de famille, on voit mon père faisant l’ascension de l’Aiguille du tour ou encore, prenant en photo des amis grimpant l’Aiguillette d’Argentière. J'imagine qu'il raconta ses aventures montagnardes à ses sœurs cadettes encore adolescentes, Marie Thérèse et Bernadette prirent le relais de mon père dès leur majorité.

Quelques vues prises dans l'ascension de l'Aiguille du Tour (source : Archive familiale)
Quelques vues prises dans l'ascension de l'Aiguille du Tour par Bernard Coudret (source : Archive familiale)
Bernard, en descendant de l’Aiguille du Tour  (source : Archive familiale)
Bernard, en descendant de l’Aiguille du Tour (source : Archive familiale)

Il faut dire aussi qu’au début des années 50, de plus en plus de jeunes s'essayaient à l’alpinisme. Toutes et tous avaient besoin de se sentir libres après toutes ces années de privation. L’escalade sportive [20] n’était encore qu’une affaire de spécialistes, bien souvent de guides de haute montagne, mais l'alpinisme avait tendance à se vulgariser. Notamment grâce à un grand nom de l’alpinisme, Gaston Rébuffat. Ce guide de Chamonix avait acquis la renommée mondiale en participant en 1950 à l’expédition française victorieuse de l’Annapurma, ce « plus de 8 000 », avec Maurice Herzog. Le 29 juillet 1952, après une difficile ascension de l'Eiger, Gaston Rébuffat était devenu une légende après avoir gravi les six grandes faces nord des Alpes [21]. Mais il se distingua aussi au travers de ses écrits et de ses conférences [22].

En 1952, Gaston Rebuffat, le guide « au pull-over jacquard » devient légende (source : Montagnes)
En 1952, Gaston Rebuffat, le guide « au pull-over jacquard » devint légende (source : Montagnes)

Hasard du calendrier peut-être, le 15 Juin 1954, le jour où mon père redescendait sa petite sœur de la montagne endeuillée, paraissait dans les librairies l’ouvrage de Gaston Rebuffat « Etoiles et tempêtes ». Ce livre est considéré aujourd’hui comme le chef d’œuvre du guide de haute montagne. Sur le quatrième de couverture, on peut lire : « … C'est … le récit lumineux d'une aventure profondément humaine, car la haute montagne selon Rébuffat est avant tout affaire d'amitié, pour les hommes comme pour les sommets. ». Gaston Rebuffat sut en effet faire part au grand public de cette dimension indispensable en alpinisme, qu'est l'amitié. Il suscita alors de nombreuses vocations chez les plus jeunes.

Couverture de l’édition originale du chef-d’œuvre de Gaston Rébuffat (source : Wikipedia)
Couverture de l’édition originale du chef-d’œuvre de Gaston Rébuffat (source : Wikipedia)

 

 Notes de fin


[1] Sophie Lavaud a atteint le sommet du Nanga Parbat au Pakistan à 8126m d’altitude, le 23 Juin 2023, il y a tout juste un an. Elle est devenue le premier français, tous genres confondus, à avoir gravi les 14 sommets de plus de 8000 m du globe.


[2] Souvenirs de ma tante Marie


[3] Le Colonel Henri Coudret commandait le 34ème Régiment d’Artillerie de Rouen depuis 1936.


[4] La villa « Cady » à Saint Pair.


[5] Henri l'avait acheté en 1936


[6] Dont la mère Supérieure était leur tante Lucie, une sœur d’Henri Coudret


[7] Où Henri avait été nommé commandant militaire de la subdivision du Tarn-et-Garonne le 24 août 1940


[8] Où Henri avait pris le Commandement de la place d'Armes en janvier 41.


[9] Les aînées étaient en pension sauf Marie qui n’allait pas tarder à entrer dans un couvent de Carmélites à Chalons sur Saône. Elle y prononça ses vœux en Juin 1941.

 

[10] Geneviève obtint son bac avec mention excellent en Septembre 41 à Vichy. Elle dut abandonner ses études pour tenir la maison. Elle aurait pu sans aucun doute poursuivre vers une licence.


[11] Liées bien sûr au contexte familial mais aussi du fait de sa situation au sein de l’Armée de Vichy.


[12] Jusqu’en 1949, on distribua en France des tickets de rationnement.


[13] Au collège Marie-Clotilde boulevard Magnan


[14] Marie Thérèse réussit son diplôme d’infirmière en Octobre 1950, après avoir tenté mais échoué au baccalauréat. Quant à Bernadette, c’est assez incertain.


[15] Extrait de Nice Matin du 20 Mai 1954.


[16] La descente en ramasse ou ramasse est une technique de descente sur neige avec piolet, utilisée par les montagnards, qui consiste à se « ramasser » sur soi-même et à se laisser glisser sur la pente sur les talons, emporté par son propre poids. Le piolet permet de contrôler la vitesse et l'équilibre lors de la descente. Elle est pratiquée pour la descente, notamment, de névés.


[17] En Seine-et-Oise, l'augmentation du nombre de véhicules en mouvement, par rapport à Pâques 1953, peut être évaluée à 30 %. De samedi 7 heures à lundi 7 heures, on a dénombré 43 583 voitures au tunnel de l'autoroute de l'Ouest contre 33 443 l'an dernier.


[18] Le télex était encore une machine confidentielle et venait tout juste de faire son apparition en France… en 1954.


[19] Né le 2 Mai 1954.


[20] L'escalade sportive est la seule discipline olympique en compétition aux Jeux d'été de Paris ; le ski-alpinisme, ou « ski de randonnée » ne fera son entrée qu’en 2026 aux Jeux d’hiver de Milan–Cortina. Les adeptes de ce sport extrême qu’est le ski-alpinisme, ont fait de suite le constat que leur discipline sera amputée de son essence, à savoir l’alpinisme. Les épreuves ne seront basées que sur le sprint et le relais.


[21] Les Grandes Jorasses, le Piz Badile, les Drus, le Cervin, la Cima Grande di Lavaredo et, donc, l’Eiger 


[22] Également conférencier, Gaston Rébuffat fit découvrir le monde de l'altitude dans les régions de France grâce aux projections dans le cadre des conférences « Connaissance du Monde ».








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3 Comments


jf.fetis
Jul 04

Bonjour Régis,

Je ne savais pas qu'une de tes tantes était décédée en montagne. Cela a dû être épouvantable pour tout le monde.

Ton récit est un bel hommage que tu lui rends. Et, comme toujours, tu t'es bien documenté au départ.

Cordialement,

Jean-François

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pierre.martin-chartrie
Jun 30

Que d'émotions mon cher Régis et ou as tu trouvé toutes ces informations si précieuses?

Je t'en remercie vivement et te félicite pour ton enthousiasme et ta force afin que continue à vivre en nos coeurs par tes écrits notre chère famille.

Je t'embrasse.

Pierre

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Régis Coudret
Jul 01
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Bonjour Pierre, merci pour ton commentaire. Mes informations viennent de souvenirs de tante Marie en partie et de la presse qui s'est saisi de ce faits divers à l'époque. Bises.

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