Le choix d'un monument aux morts du Thoureil
A la fin de la Grande guerre, pratiquement toutes les communes de France étaient endeuillées. Malgré les difficultés que la population rencontrait tous les jours, la volonté générale fut de rendre hommage aux morts pour la patrie. Devant le déferlement de projets de monuments en tous genres, le Parlement vota fin Octobre 1919 une « loi sur la commémoration et la glorification des Morts pour la France » [1].
La petite commune du Thoureil [2] dans le Maine-et-Loire, dont mon bisaïeul, Ernest ROBLIN, était le Maire, n’avait pas les moyens financiers d'assurer l'élévation d’une statue de « poilu montant à l'assaut », comme le proposait les catalogues. Après souscription publique [3], le Conseil municipal se contenta donc de choisir une simple plaque. Conformément au vote du Conseil émis à l'unanimité le 19 Août 1920, on commanda « une plaque monumentale contenant les noms gravés en lettres d’or sur marbre noir des enfants de la commune tombés devant l’ennemi au cours de la guerre franco-allemande de 1914 - 1918 ou morts à la suite des blessures reçues ou de maladies contractées durant cette guerre ». Le village inaugura solennellement la stèle le dimanche 22 Mai 1921.
L'inauguration de la plaque commémorative
Ce mois de Mai fut le plus chaud enregistré en France depuis 1851 [4]. Le Thoureil n'échappa pas à la règle et le matin du 22 Mai, tout le village, profitant de la fraîche, se retrouva comme à l'accoutumée dans l'église Saint Genulph pour l'office dominical. La messe fut célébrée pour les défunts par le curé, Monsieur Chauvin, avec le concours exceptionnel de la maîtrise du collège ecclésiastique de Saint Maur, dirigée par Monsieur Delaunay.
Après avoir pris le repas en famille, à deux heures de l’après-midi, Ernest prit la tête d'un cortège composé de Monsieur BURON, son adjoint, et des conseillers municipaux [5]. Suivis par une foule nombreuse, ils se rendirent de la Mairie à l’église paroissiale. Le nouveau monument avait été fraîchement fixé sur l’un des bas côtés de l’édifice religieux. Le curé accueillit l’assemblée avec son vicaire, Monsieur DUFAU, ainsi que le directeur du collège de Saint Maur. Monsieur PRIEUR, Conseiller d'arrondissement, ainsi que Messieurs les Maires de Saint Rémy, la Ménitré, Brissac et Coutures, Messieurs les Gendarmes et le percepteur Monsieur PREDHUMEAU avaient pris place à leurs côtés. La foule se poussa pour laisser passer les enfants des écoles communales et de l'école libre des filles. Sous la direction de Monsieur et de Madame PORTIER, Instituteurs et de Madame ROULLAUD, Directrice de l'école libre, les enfants se mirent en demi-cercle devant la stèle. Pendant ce temps, des membres de l'Union nationale des combattants déployaient les drapeaux de chaque côté du monument.
Quand tout le monde fut prêt, la maîtrise de Saint Maur exécuta un premier chant. Puis, après un bref instant de silence, Monsieur le Maire se contenta de découvrir la plaque commémorative. Le curé la bénit solennellement et prononça une émouvante allocution. D'autres chants suivirent. Enfin, la cérémonie se termina par l’appel aux morts effectuée par Messieurs Gustave CHOLET, président de l’Union des combattants et DAVID, adjudant en retraite. Les dernières notes exécutées, un profond silence s'installa.
Le discours du Maire
Bientôt, comme mue par une invisible main, l'assemblée se reforma en cortège pour monter jusqu'au cimetière du bourg, rendre hommage à l’une des victimes de la guerre. Sur les vingt morts pour la Patrie du Thoureil, trois seulement avaient été enterrés dans la Commune. Le premier, Victor LEMASSON reposait dans le cimetière du bourg. Les deux autres, Victor BOURREAU et Camille GAULTIER, dans le cimetière du hameau voisin de Bessé.
Après avoir déposé sur la tombe de Victor LEMASSON une palme de bronze, Monsieur le Maire prit la parole devant une assistance aussi nombreuse que recueillie. Il prononça l’allocution suivante [6]:
« C'est sur la tombe d'un de ses enfants, victimes d'une guerre sanglante, que la Commune du Thoureil, a cru devoir par l'organe de son maire, affirmer sa compassion et aussi sa fierté. Pour qu’ils ne se perdissent pas dans la foule des héros inconnus qui, durant quatre années, disputèrent avec un admirable courage le sol du pays à de barbares convoitises, elle a érigé à leur mémoire dans le lieu du recueillement et de la prière, un monument assurément modeste mais dont la valeur se mesure à l’infinie gratitude que vous avez vouée à ceux des vôtres qui se sont sacrifiés, monument impérissable dont vos coeurs forment le piédestal... Bien longtemps, en effet, de génération en génération, ... on conservera le souvenir de ces enfants et de ces hommes d’âge mûr qui, un jour, s’arrachant à leurs affections les plus tendres, ont quitté la terre couverte de moissons qu’ils allaient cueillir ..., pour saisir l’épée que leur tendait la France et courir vers les frontières où les appelait le devoir. Ce devoir, ils l'ont rempli magnifiquement sur tous les points de cet immense champ de bataille qui s'étendait des rives de la Manche aux confins de l'Asie... »
Puis, saluant la vaillance de chacun, Ernest cita les noms de ces Thoureillais, morts pour la France. Certains avaient été fauchés par les balles ennemies en Lorraine dans les premières semaines de la Guerre comme Amand SIGOGNE, Louis ROULLEAU, Edouard LUSSEAU et Eugène LOTE. D’autres, comme Jean Baptiste GOUJON, Gustave LEMASSON, Georges GOISNARD et Eugène JOUCQUIN, étaient tombés dans les tranchées du Nord de la France ou en Belgique. Edmond GUILLOT avait disparu en 1916 près du fort de Vaux [7], Henri PERCHERON dans la Somme en 1918, enseveli comme le pauvre René MARQUIS dans les flots de la Méditerranée. Les maladies contractées sous des climats meurtriers emportèrent Eugène MARCHAND et Marius BLAIN, ces « infortunés pour lesquels les tourments du mal s’unirent à l’atroce souffrance que cause à ceux qui voient venir la mort sur une terre étrangère, la vision du foyer lointain... ». Enfin, captifs de l'ennemi, Louis ROUSSEAU et Louis BOUIS, étaient morts au moment où ils allaient revoir « leur petite patrie des bords de Loire ». Seul « héros plus modeste sacrifiant généreusement aux obligations patriotiques les restes d’une santé depuis longtemps chancelante », le pauvre Victor LEMASSON était revenu mourir au Thoureil.
Où le Conseiller d'Arrondissement comprend les attentes des Thoureillais
Les hommes avaient depuis le début du discours ôté leurs chapeaux par respect. Monsieur le Maire reprenant son souffle, ils commencèrent à regretter de ne pas pouvoir profiter des ombrelles que leurs épouses prévoyantes avaient ouvertes, protégeant ainsi leurs nuques du soleil brûlant de l'après-midi. Monsieur le Maire salua encore avec des sentiments de vive commisération « ces veuves, ces orphelins, ces parents qui sont eux aussi des victimes... enfin, saluons avec une reconnaissance affection tous les survivants qui m’écoutent de ces longs et meurtriers combats et particulièrement ceux dont les glorieuses mutilations disent éloquemment la bravoure. » Cette dernière note adressée aux rescapés eut comme effet de réveiller l'assemblée. Tous écoutèrent alors un appel vibrant d'Ernest à la concorde et à l’union de tous les enfants du Thoureil en guise de conclusion.
Comprenant que le Maire invitait alors le Conseiller d'Arrondissement, à s'avancer, l'assemblée retint son souffle et prit sur elle de ne pas bouger. Fort heureusement, le représentant de l'Administration laissa de côté son allocution. Il ne prit brièvement la parole que pour donner lecture de mots d’excuses de Messieurs le sous préfet de Saumur, de GRANDMAISON, Député, et RICHEFEU, Conseiller général. Bientôt, l'assistance en nage put sortir du cimetière, à la recherche d'une ombre salvatrice ou regagner ses pénates. Le Maire invita son Conseil, les Officiels, les membres de l’Union nationale des combattants et les veuves de guerre à se rendre à son domicile, situé en contrebas, pour y prendre part à un vin d’honneur. Une fois rafraîchi et revigoré, Ernest reforma un nouveau cortège pour se diriger vers le cimetière de Bessé. Ernest devait encore y déposer des palmes sur les tombes des deux autres soldats défunts reposant dans la Commune.
Sur place, reprenant le fil de son précédent discours, Ernest rendit hommage aux « trois victimes de la guerre reposant actuellement dans le sol du Thoureil qui les a vu naître... tout à l’heure, je saluais celle de Victor Lemasson, mon salut et le vôtre s’adressent maintenant à Victor Bourreau et à Camille Gaultier. L’un Victor Bourreau a succombé sous les coups de l’ennemi rapportant de ces combats épiques qui se livrèrent au début de la guerre autour du fort légendaire de Troyon la blessure qui devait causer sa mort, l’autre Camille Gaultier, père de famille, arraché à son foyer malgré le mal impitoyable qui minait sa santé et n’y revenant que pour perdre la vie si précieuse aux siens. »
La Der des Ders
Ce dernier acte de piété pour les victimes de la guerre clôtura l'inauguration de ce premier monument aux morts [8]. Trois autres guerres plus tard [9], en Mai 1968, Le Thoureil commémora à nouveau ses morts. Lors d'une nouvelle cérémonie, on apposa la plaque de 1921 sur la croix de la Mission qui dominait le cimetière depuis 1932. Étaient venus s'ajouter les noms de deux victimes, l'une de la Deuxième guerre mondiale, l'autre de la Guerre d'Indochine [10]. Se souvenait on alors que la motivation à continuer de se battre en 1918, avait été l’espérance que la Grande guerre serait la « la Der des Ders » ?
Notes de fin
[1] Suivant la loi, des catalogues commerciaux circulèrent très vite, proposant aux maires des communes des modèles marqués par une certaine banalité. Des moulages standardisés connurent un certain succès pour des raisons financières mais surtout de commodité — des stocks permanents entraînaient des délais de livraison rapides. L'opinion s'en émut et le gouvernement décida du contrôle des projets par des commissions artistiques.
[3] La souscription publique rapporta 1010,20 francs de l'époque, soit environ 1050 euro. Environ 150 personnes participèrent.
[4] C'est à dire depuis le début des observations météo. L'année 1921 fut marquée dans toute la France par une sécheresse durable et historique.
[5] Il y avait Emile Faucillon, Etienne Guillot, Louis Lemasson, Pierre Goisnard, Léon Goisnard, Alexandre Chaveneau, Victor Bourreau, Constant Aubry, Pierre Belin et Gustave Chollet
[6] Recopiée sur un cahier d'écolier dont je suis dépositaire (ndla).
[7] Près de Verdun
[8] Lors d'une autre cérémonie, une stèle, illustrant de façon naïve le sacrifice des hommes dans les tranchées, fut inaugurée dans l'église au dessus du baptistère. On peut toujours la voir aujourd'hui.
[9] J'inclus la guerre d'Indochine et celle d'Algérie.
[10] MM. David en 1940 et Pierre Goisnard en 1948.
Merci pour cet hommage rendu aux poilus de 1914 - 1918. La cérémonie au Thoureil a dû ressembler à toutes celles qui se sont déroulées dans les villages de France. Bravo pour ce texte qui est très bien écrit. Jean-François