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L'incendie et le naufrage du "Ville d'Alger" (1er Février 1920)

Photo du rédacteur: Régis COUDRETRégis COUDRET

Dernière mise à jour : 17 nov. 2024

Jeune retraité, je me suis penché sur des papiers contenus dans une vieille malle de voyage dont j’ai hérité de ma mère, il y a déjà une bonne dizaine d’années. J’aimerais vous faire part du sentiment étrange que j’ai éprouvé à y découvrir dans une petite enveloppe jaunie, deux documents sur un de mes lointains cousins. Mais avant de vous dévoiler ces archives parlant de sa fin probablement tragique, je crois nécessaire de disgresser sur quelques souvenirs d’enfance, permettant de mieux situer mon histoire.


En 1987, ma mère, à qui je rendais visite, m’annonça le décès de son « grand-oncle » Paul, un de ses nombreux parents « à la mode de Bretagne » (1) qu’elle affectionnait plus particulièrement. Je me souvenais que mes parents nous avaient envoyé, une de mes sœurs et moi, en vacances chez lui. C’était en 1966. J’avais alors six ans. Paul Bouchard habitait avec son épouse Madeleine, une grande maison dans un hameau près de Mussidan en Dordogne. Leur jardin jouxtait l’Isle, un affluent de la Dordogne.


Craignant que nous ne nous aventurions trop près de la rivière, nous avions interdiction de sortir seuls. Il faut dire que l’oncle était infirme de guerre et ne risquait pas de courir derrière nous. Pour tromper l’ennui, l’oncle Paul nous racontait parfois des histoires. L’après-midi, après la sieste de rigueur, on s’installait dans son salon où il y avait plein d’objets étranges : des coquillages, des plumes d'oiseaux exotiques, des masques, des lances et autres poignards en forme de serpents, mais aussi des tableaux d’ancêtres, etc…


Paul Bouchard en 1919


Après avoir allumé sa pipe, il commençait une histoire qui nous faisait vite oublier le beau jardin arboré. Ses récits nous emmenaient à la fin du XIXème siècle, dans la jungle de Sumatra, avec notamment des tigres prêts à bondir et des noms imprononçables, qu’il pointait sur des cartes de l’ex colonie hollandaise, déployées comme autant de cartes de l'île au trésor. Je pense aujourd’hui que ces vacances nourrirent en partie mon imaginaire et participèrent, qui sait, à ma future orientation professionnelle.


En effet, en 1979, j’avais démarré des études au Havre pour devenir officier de la Marine Marchande. Je naviguais quelques années au pont et à la machine, autour de l’Afrique, plus particulièrement dans le trapèze des Mascareignes (2) sur des porte-conteneurs de la Compagnie Navale et Commerciale Havraise Péninsulaire. Une dizaine d’années plus tard, pour des raisons personnelles, je décidais de « mettre mon sac à terre » (3). Je me mariais bientôt et entamais une autre vie. A la naissance de notre premier enfant au début des années 90, je commençais à m’intéresser à la généalogie.


J’avais eu le temps d’oublier le vieil oncle et ses odeurs de tabac hollandais. D’autant que sa veuve vécut centenaire et ce n’est qu’au début de notre siècle, que Madeleine Bouchard, née David, s’éteignit sans descendance directe. Ma mère hérita des « biens de famille ». Elle m’annonça qu’à la demande expresse de feu son « grand-oncle » Paul, j'hériterais à sa propre mort des lances et d’autres objets exotiques qui vinrent bientôt décorer sa maison sur les bords de Loire. A l’époque, je me souviens très bien m’être demandé quel bon souvenir j’avais pu laisser à cet oncle, à qui je n’avais jamais donné de nouvelles, pour qu’il m’ait ainsi désigné comme légataire particulier ?


Mon épouse et moi, nous nous rendîmes à Mussidan pour aider ma mère à prendre possession des biens en question. Non sans émotion, je retournais sur ce lieu de vacances de mon enfance. Après avoir fait un inventaire avec le notaire, par acquit de conscience, je montais au grenier où je tombais en arrêt devant une vieille malle de voyage en bois. Un simple coup d'œil à son contenu me replongea dans les histoires de l’oncle Paul. Il y était question de Sumatra, de chasseurs de tigre et de voyages au long cours. Je fis bien sûr rajouter ce coffre et son contenu à l’inventaire.


Dès que je pus, je triais des liasses d’actes notariés, des courriers, mais aussi des photos ou des journaux de voyage, que contenait le coffre. Ensuite pris par mon travail et ma propre famille, je remisais le tout. Je dressais toutefois un arbre généalogique succinct de ces cousins éloignés.

La mère de Paul Bouchard s’appelait Marie Charlotte Radegonde. Elle était née Joubert. Elle était une des nombreuses nièces d’Henri Joubert, mon trisaïeul du côté de ma mère. Elle était née à Poitiers en 1864. Le 19 Octobre 1887, elle épousa à Bressuire dans les Deux Sèvres, un certain Joseph Bouchard, issu d’une vieille famille poitevine. Ensemble, ils embarquèrent le 1er Janvier 1888 à Marseille sur « l’Anadyr », paquebot des Messageries Maritimes, desservant l'Asie. Leur destination finale était l’île de Sumatra, alors colonie hollandaise. Joseph Bouchard devait y prendre un poste d’administrateur dans une plantation de caféiers, près de Medan, au nord de l’île.


"l'Anadyr" à quai


Marie Charlotte eut six enfants, dont deux moururent en bas âge. Tous naquirent à Sumatra ou Singapour, sauf Paul, le quatrième, né à Poitiers le 11 Novembre 1893. Après cet accouchement, Marie Charlotte rejoignit son mari à Sumatra et ne rentra définitivement en France qu’au début du XXème siècle avec donc trois garçons et une fille. Dans l’ordre de naissance : Henri, Marie Edmée, Paul et Jacques.


Henri l'aîné, effectua son service militaire dans la Marine à Cherbourg, Réserviste, il fut rappelé sous les drapeaux dès Juillet 1914. Peut-être mieux préparé que ses frères, il eut la chance d’échapper à la « Grande Faucheuse » et en sortit indemne en Novembre 1918. Son petit frère Jacques eut moins de chance. Il mourut au champ d'honneur un mois avant l'armistice. Quant à Paul, à vingt ans, il fut mobilisé comme sergent au 128ème de ligne. Blessé en Janvier 1915, il finit la guerre dans un hôpital et garda des séquelles de ses blessures toute sa vie. Il se maria en 1919 à Madeleine David et commença une carrière comme agent maritime à la Compagnie Générale Transatlantique. Madeleine et Paul n’eurent jamais d’enfants, mais voyagèrent beaucoup.


Mais qu’étaient devenus Henri et sa sœur Marie Edmée à la fin de la Première Guerre ? Marie Edmée fit carrière comme infirmière, mais ne se maria pas. Elle est décédée après la deuxième guerre mondiale. Le notaire de Mussidan ne sut pas me renseigner sur Henri, si ce n'est qu'il était aussi décédé sans descendance.


Fin de l'histoire ? Non pas car, il y a quelques semaines, parmi tous les documents répertoriés de la vieille malle, j'ai découvert une petite enveloppe contenant :


  • une photo d'Henri Bouchard,

  • un formulaire à l’en-tête de la République française

  • et une coupure de journal.


Henri Bouchard en 1919


Ce sont les deux derniers documents qui ont créé en moi une émotion forte.


Le 1er Octobre 1919, Henri Bouchard, fraîchement démobilisé, avait donné à son petit frère Paul, procuration sur la prime qu’il pourrait toucher de son temps militaire. La déclaration tenant lieu de procuration est à l'en-tête de la Marine Marchande. Elle précise qu'Henri était mécanicien de 1ère classe, inscrit maritime au Havre, numéro 7236.


Procuration donnée à Paul Bouchard en 1919


Henri Bouchard avait donc été « Mar-Mar », comme moi 60 ans plus tard. Première émotion bientôt suivie d’une autre, plus grande. L’article de journal (4), fait état de l’incendie et du naufrage d'un paquebot, le « Ville d’Alger », en route pour Tamatave (5), survenus au large de l’île de la Réunion le 1er Février 1920. En parcourant l’article, je découvre que le « Ville d’Alger » naviguait pour le compte de la Compagnie Havraise Péninsulaire qui n’est autre que l’ancien nom donné à l’Armement maritime pour lequel j’ai navigué comme officier pont, puis machines à partir de Février 1983. Mon premier voyage m’avait emmené à la Réunion, puis à Tamatave sur un porte conteneur baptisé le « Ville de Brest ».

Ai-je affaire à une simple coïncidence ? Ou une « loyauté invisible » (6) m’aura-t-elle poussé à reprendre la dernière route qu’a peut-être prise mon lointain cousin Henri Bouchard.


Depuis ces découvertes, j’échafaude des hypothèses :

  • Henri Bouchard, après avoir confié la gestion de ses affaires à son frère Paul, a-t’il effectué son premier et dernier (?) voyage maritime à bord du « Ville d’Alger », comme mécanicien. Pour le savoir, il faudra que je me déplace aux affaires maritimes du Havre.

  • Une rapide recherche sur la toîle m'a indiqué que sur les 150 personnes à bord, seuls 21 réussirent à échouer leur embarcation de sauvetage au nord de Tamatave sur l’île de Madagascar. Les autres embarcations ne furent jamais retrouvées (7). · Si Henri était à bord, faisait-il partie des survivants ? ou fut-il porté disparu ?


Seul son dernier frère, l’oncle Paul, aurait pu me dire ce qu’il était advenu d'Henri en 1920. Aujourd’hui, je me sens proche de ce cousin et porteur de ces questions. Pour en savoir plus, je dois maintenant faire parler les Archives.


(1) L’expression « à la mode de Bretagne » tirerait ses origines de la Bretagne. Ce sont les habitants de cette région qui ont pris l'habitude d'appeler "cousin" des parents éloignés, voire des amis très proches. (Référence internet)


(2) Situé à 10 000 km de la France, le trapèze des Mascareignes regroupe l’ensemble des îles Vanille au sud ouest de l’Océan Indien : L’île de La Réunion , Madagascar , L’île Maurice , Les Comores , Les Seychelles et Mayotte .


(3) Expression utilisée pour signifier qu’on cesse de naviguer.


(4) La coupure est extraite d’un journal inconnu et non daté - archives de famille.


(5) Actuel port de Toamasina (Madagascar).


(6) Référence à l’ouvrage d’Anne Ancelin Schützenberger : « Aïe, mes aïeux »


(7) Référence internet : extrait d’un article de Témoignages, magazine réunionnais, paru le 23 Décembre 2008, rapportant le témoignage d’un des 21 rescapés du « Ville d’Alger » encore vivant à l’époque : L’incendie du “Ville d’Alger” : Vingt et un rescapés (temoignages.re).




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6 Comments


lehoux_gilles
Aug 10, 2023

Bel article, bien documenté avec des sources diverses et illustré.

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Régis Coudret
Aug 13, 2023
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Bonjour, j'ai la chance d'avoir des ancêtres qui gardaient leurs vieux documents. Cà aide...

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David Descourtieux
David Descourtieux
Aug 07, 2023

Très belle histoire, bien remise dans son contexte avec les premiers paragraphes! C'est la partie la plus intéressante des trouvailles: elles nous offrent généralement de nouvelles pistes de recherches, nous ouvrent de nouvelles portes!

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Régis Coudret
Aug 13, 2023
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Bonjour, merci pour votre commentaire. Effectivement, j'ai pu retrouver à l'aide du matricule de mon lointain cousin un déroulé de sa carrière dans la marine marchande. De retour de petites vacances, je vais m'atteler à écrire la suite de son histoire. A bientôt.

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Philippe ALEXANDRE
Philippe ALEXANDRE
Aug 01, 2023

J'ai adoré le récit, on a hâte de savoir la suite. Philippe

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Régis Coudret
Aug 01, 2023
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Merci Philippe pour votre commentaire. J'ai déjà fait des petites découvertes mais l'enquête risque d'être longue. Pour bien faire, il me faudrait la liste des rescapés de ce naufrage...

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