Deuxième partie : De Casablanca au lac Ammer-zee, en passant par Le Mans (Avril 1944 - Mai 1945)
Les « anges gardiens » de l’Escadron de protection de la Deuxième Division blindée
Depuis la parution de la première partie de mon article sur Bernard Coudret engagé volontaire, j'ai fait un certain nombre de découvertes au Musée de la Libération à Paris sur l'Escadron de protection de la Deuxième Division blindée, auquel mon père fut affecté en Décembre 1943.
Dans l’Armée américaine, l'Escadron de protection d’une Division Blindée était établi à l'arrière de la Division. En rejoignant l'Escadron de protection du Général Leclerc, Bernard aurait donc pu s’attendre à être loin des avant-postes. Cela aurait été mal connaître l’état d’esprit du « patron » [1]. Car, dès sa formation, Leclerc donna aux « anges gardiens » [2] de son Escadron une toute autre mission. Il voulait « avoir à son entière disposition une réserve de feux extrêmement mobile, prête à bondir d’un axe de progression vers un autre, afin de faciliter lui-même certaines manœuvres d’infiltration et de débordement de ses groupements tactiques » [3].
Son Escadron, commandé par le Capitaine de Boissieu, fut constitué de trois pelotons. Le premier était formé de cinq chars légers [4], les deux autres de six obusiers chacun, Ces douze obusiers M8 de 75, baptisés familièrement « lance patates » devaient assurer le meilleur appui d’artillerie aux chars légers qui allaient accompagner le Général Leclerc partout sur le terrain.
Détaché du 12ème R.C.A, Bernard fut affecté au peloton d'obusiers du Lieutenant de Lencquesaing.. Bernard est nommé « tireur » sur le « Kléber ». Il va bientôt participer sur ce « lance patates », à la Campagne de France qui mena la 2ème D.B des plages de Normandie devant les Vosges en deux mois à peine. Mais il n’entra pas dans Strasbourg, libérée en Novembre. Son parcours avec l'Escadron s'arrêta brutalement le 8 Octobre 1944 au soir. Nous verrons comment.
Dans l'immédiat, nous sommes le 10 Avril 1944 à Casablanca. Et Bernard se tient prêt à embarquer avec le reste de l'Escadron sur un « Landing Ship Tank » (L.S.T).
En attendant le débarquement
Le 10 Avril est un Lundi de Pâques. S'installant à bord d'un de ces « containers flottants » [5] que sont les L.S.T, Bernard ne sait pas encore quel sera leur destination. Le convoi est de 16 bâtiments. Mon père me raconta que sur 10 jours de mer, il y avait eu quatre jours de tempête. Tout le monde était malade à cause « des vapeurs de gasoil intolérables que les chars ballotés dégageaient malgré leur arrimage… » [5] . Le moral des hommes est au plus bas. Petit à petit, Bernard s’habitue aux « beans » servis tous les jours à bord. Une fois par jour, les hommes doivent aussi prendre l’air sur le pont. Au niveau de Gibraltar, on constate que le convoi a grossi et qu’on s’oriente vers le Nord Ouest. Ce sera donc l’Angleterre. Petit à petit, c’est une véritable armada qui passe en moyenne à 500 miles au large des côtes françaises, afin d'éviter les sous-marins allemands. L’Escadron atteint enfin le port de Swansea au pays de Galles le 21 Avril. Bernard débarque la veille de ses 23 ans. Il les fête dans un camp de transit américain « où on peut se servir à volonté sur un plateau une demi-douzaines de plats différents ». Cela contraste avec la frugalité de l'Afrique du Nord.
Le 23 Avril, la Division se met en marche par la route et traverse l’Angleterre sur 500 kilomètres vers la région de Hull situé au Nord Est. Les équipages doivent tout de suite s’habituer à la conduite à gauche.
La 2ème Division Blindée s'installe à partir du 30 Avril dans le comté d'York. L'Escadron de protection occupe le petit village d'Eaton, à proximité du Q.G du Général Leclerc de Dalton Hall. « Chaque famille anglaise veut avoir son frenchie ». Le soir, on fréquente les pubs jusqu’au couvre-feu. Les Corses du peloton y chantent en polyphonie. Le jour, les hommes de la 2ème D.B doivent continuer de s'entraîner à tirer sur des cibles mobiles, en attendant le débarquement.
Mais la 2ème D.B ne participera pas au D-Day le 6 Juin. En effet, les Américains avaient jugé l’entraînement de la « French Division » insuffisant. D'autre part, les unités de la 2ème D.B, constituées de soldats venant d'horizons très divers, achevaient tout juste de fusionner [6]. Le 28 Juin 1944, la Division est enfin considérée en ordre de marche. Il faut néanmoins attendre la fin Juillet pour faire mouvement vers les ports anglais du Sud de l’Angleterre. Le 30 Juillet, Bernard monte sur le L.S.T N° 314. Dans la nuit du 31 Juillet, le peloton de Lencquesaing fait la traversée par temps calme du port de Bournemouth jusqu'à la plage normande, baptisée par les américains « Utah Beach ». Au petit matin, c’est « l’émotion et la joie qui gagnent les hommes d’entrevoir la terre de France ... parfois quitté il y a quatre ans ».
La percée d’Avranches : De Saint Germain de Vareville jusqu’au Mans
Nous sommes le 1er Août. Dès que le jour se lève, Bernard débarque avec le « Kléber » » à proximité du petit hameau de la Madeleine. Comme à l’exercice, sauf que cette fois, il faut se réhabituer à conduire à droite. Le « Kléber » rejoint sans encombre la zone de rassemblement de la Division à Saint Germain de Vareville, aux abords de Sainte-Mère-Eglise. L’Escadron effectue ses derniers préparatifs dans un verger, bouleversé par les récents combats. Les hommes de la 2ème D.B reçoivent les dernières nouvelles sur la percée américaine à Avranches [7]. Bernard a tout juste le temps de se faire couper les cheveux. Il faut repartir.
La Division démarre par un dédale de petites routes. « Au milieu des vivats de la foule , nous défilons à travers les petits villages, recouverts de fleurs qui s'amoncellent sur les véhicules ». Pour son premier bivouac, Bernard installe son « bedding roll » américain sous un véhicule à la Haye-du-Puits. Des hommes de l’Escadron en profitent pour s’attaquer aux lapins et aux volailles des fermes abandonnées. Tous les hommes de l’Escadron se font rappeler à l’ordre par le Capitaine de Boissieu qui les traitent de « gangsters ». Le 3 Août, on organise autour du P.C du Général Leclerc des patrouilles de sécurité. « Il fait très chaud et çà sent le cadavre. Les combats ont été très durs dans le secteur ».
Le 4 Août, « Nous traversons Périers et Lessay complètement rasées puis Avranches sur une route peu large… » Le peloton de Lencquesaing a quelques difficultés à avancer. Certains de ses chars tombent, « comme par hasard en panne à Avranches, à côté de jolies filles ! ». Le 5 Août, à Saint James, des avions allemands offrent à la Division son baptême du feu. La base se fait bombarder durement. Il y a des morts et des blessés.
Le 6 Août, la 2ème D.B reçoit enfin son ordre d’opération. La Division Blindée a été affectée au 15ème Corps d'Armée U.S du Général Haislip. Le Général américain doit prendre la 7ème Armée allemande, dans une tenaille qui sera formée au Nord par des éléments britanniques et canadiens et au Sud à partir du Mans par son Corps d’Armée [8]. Le Général Leclerc résume à ses propres chefs de corps : « Il s'agit de partir plein Sud pour être engagés plein Nord».
Le 7 Août, « Alerte. La Division fait face à l’Est pendant quelques heures à une contre-attaque allemande… [9] C’est le premier contact direct de la Division avec l’ennemi. Ce sont également les premiers prisonniers… ». Puis les Allemands refluent. Le départ vers le Sud est remis au lendemain à cause d’un nouveau bombardement aérien [10].
Le 8 Août, « départ dans la nuit de l’Escadron pour une grande étape de mise en place ». La Division effectue en un jour et une nuit, sans sommeil, un vaste mouvement tournant à partir de Saint James, par Fougères, Vitré, Château-Gontier, puis fait son entrée en Sarthe par Sablé qu’elle atteint le 9 Août au matin.
La 2ème D.B doit encore marcher malgré la fatigue jusqu’à la Chapelle Saint Aubin au Nord-Ouest du Mans. L’Escadron retrouve à l’église « le Général Leclerc qui vient de prier pour sa Division qui va être engagée ». Il installe provisoirement son P.C dans le presbytère de l’église et prépare son premier ordre d’opérations. Le curé participe à la rédaction. Les Allemands viennent de quitter la ville et les communes limitrophes. La 5ème Division Blindée américaine et la 79ème Division d’Infanterie US sont en train d'établir une tête de pont au-delà de la Sarthe. Les groupements tactiques de la 2ème D.B traversent la Sarthe en une nuit et commencent à progresser vers le Nord. Le but final de l’opération se situe à Argentan à quelque 80 kilomètres.
La 2ème D.B dans la bataille de Normandie
Bernard traverse la Sarthe le 10 Août au matin sur un pont de bateaux mis en place par le Génie américain. L’Escadron fait une halte avec le Général Leclerc à Neuville sur Sarthe au Nord du Mans. A côté de cette commune, se tient Sargé-les-Le Mans, où je m’installais avec ma famille en 1992.
C’est dans ce petit « coin de Sarthe » que les « Sherman » se portent au contact de la 9ème Panzerdivision. La situation est à la fois brutale, confuse et incertaine pour la 2ème D.B. Les Allemands rendent coup pour coup et les escadrons engagés font connaissance avec le « Panzerfaust » [11] et les canons de 88 allemands. Ils perdent de nombreux chars. Bernard note ainsi celle du char, le « Bordelais » [12] du Lieutenant Zagrodski. Un autre char ; le « Navarre » est également touché. [12]. Son chef, le Sous-Lieutenant d’Arcangues sera évacué mourant sur l’hôpital provisoire américain installé à Sargé-les-Le Mans.
Le Général Leclerc met tout de suite en pratique sa doctrine, consistant à se porter dès que possible aux avant-postes. Il n’est jamais loin du front. et anime personnellement la progression. A chaque fois, une partie de l’Escadron est sollicitée. Ainsi le 11 Août, « au petit matin, départ en patrouille avec le Général Leclerc dans la jeep du Capitaine, suivie de la sienne. Le scout-car, 2 chars légers, 2 obusiers… au cas où le Général voudrait aller plus loin ». Le rédacteur du Journal de Marche de l’Escadron de protection note aussi : « Les hommes et les chefs n’ont pas dormi depuis deux nuits, il faut le faire remarquer au Général ».
L’offensive paraît menacée d’enlisement. Le peloton de Lencquesaing est sollicité « pour faire sauter des bouchons et faciliter la progression des chars de tête ». Mon père me raconta qu’il dormait debout à côté de son obusier alors que celui-ci tirait.. La situation se débloque le 11 Août vers midi grâce à l’action menée par Rouvillois en direction de Bourg le Roi au sud d’Alençon et de la forêt de Perseigne. « ... le peloton Krebs entre dans Bourg le Roi et s’arrête sur la place du village…C’est alors qu’arrive Leclerc sur son char Tailly, tout le haut du corps sortant de la tourelle. Il est suivi par le capitaine de Boissieu, commandant l’escadron de protection, et par une section de chars légers… » [13].
Leclerc relance lui-même les hommes du groupement Rouvillois qui prend Rouessé et le village de Champfleur le soir même et s’y consolide à 7 kilomètres d’Alençon. Il profite de la nuit pour pousser des patrouilles jusqu’aux portes d’Alençon. Mais il faut ravitailler les blindés en essence et en munitions. Ces raisons incitent ces patrouilles à prendre quelques heures de repos à Saint Paterne dans les faubourgs d’Alençon, malgré l’ordre donné par Leclerc, d’occuper immédiatement les ponts de la ville.
« Le Général Leclerc décide de passer la nuit avec le P.C Avant au milieu d’une clairière à proximité de Champfleur ». Il y installe sa « caravane » [14]. « Au milieu de la nuit (vers 2 heures du matin), un tir de mortiers... tombe sur le P.C Avant.... Le bruit réveille le Général Leclerc qui demande où en sont les éléments chargés de prendre Alençon … ». Apprenant que les ponts d’Alençon ne sont pas déjà occupés, il part en jeep avec un détachement de son Escadron de protection, réveille le groupement à Saint Paterne, poursuit sa route avec le capitaine de Boissieu et… entre le premier dans la ville. Il se trouve que les Allemands venaient de quitter Alençon dans la nuit. Encore fallait-il le savoir ?
Le Général Leclerc demande au Capitaine de Boissieu de rameuter par radio le P.C Avant et ce qu’il peut comme « Tank Destroyers » [15] pour renforcer les défenses de la ville. « En 15 minutes, tous les éléments du P.C Avant et de l’Escadron de protection sont prêts pour foncer sur Alençon ». Le « Kléber » comme les autres passe devant le Général Leclerc, assis sur le parapet du Pont-Neuf, donnant ses ordres à l’entrée de la ville. Les hommes sont galvanisés. Bientôt l’histoire de la prise d’Alençon par le Général en personne tient lieu de symbole dans toute la Division.
Si la garnison allemande d'Alençon a bien quitté la ville dans la nuit du 11 au 12, des éléments de la 7ème Armée allemande qui refluent de l’Ouest sont présents dans les alentours. Le peloton de Lencquesaing est envoyé aux avant-postes pour la défense du Nord de la ville. « Les Allemands ignorant qu’Alençon est entre nos mains tombent dans nos barricades et chicanes. ». Des hommes du peloton ont l’occasion de se distinguer en capturant par exemple « une voiture allemande pleine d’officiers d’Etat-Major ».
A midi, le P.C Avant part pour Sées, petite ville à 20 kilomètres au Nord d’Alençon. « L’idée du Général Leclerc est de contourner la forêt d’Ecouves, où de nombreux blindés allemands sont camouflés … puis de se rabattre sur les arrières des Allemands ». Le 12 Août, Leclerc veut pousser son avantage. Mais l’Etat-Major américain l'oblige à stopper devant Argentan le 13 Août. Le P.C s'installe autour du carrefour de Fleuré, au Sud de la ville.
Le peloton de Lencquesaing doit assurer la protection du P.C en menant des patrouilles, notamment au Nord de la forêt d’Ecouves : « Il faut être vigilant en permanence, car il y a encore plusieurs dizaines de blindés en forêt d’Ecouves qui cherchent … à s’évader ». Est-ce au cours d’une de ces patrouilles que le Lieutenant de Lencquesaing est blessé ? Il est évacué par une ambulance conduite par un « quaker » américain. Le peloton est alors confié à l’Adjudant Bourgeois qui continue la mission. Le 14, Bernard note : « Montmerrei, vers 5 heures, au petit jour. Chars Kléber (le mien) et Davout embusqués sortie N.E du village. Brume à couper au couteau. Carlotti (chasseur sur le « Lasalle »-ndla) sent un besoin pressant et s'éloigne… Il aperçoit une ombre passant au ralenti et entend un bruit caractéristique : c'est un Panther égaré (sans doute de la 116ème Panzer-ndla). Dix minutes après, il est en flammes. D'un coup de bazooka. Il n'y aurait pas eu de brouillard, nous y avions droit ! ». Le 15, le peloton manque également de se faire surprendre « au petit jour, dans son cantonnement, une colonne allemande de trois chars Mark IV (arrivent -ndla), avec des fantassins portés qui essayent de rejoindre Argentan ». L’Adjudant Bourgeois les détruit « avec une patrouille d’obusiers M8 tirant à 200 mètres avec les nouveaux obus à charge creuse ».
De toute façon, il valait peut-être mieux « jouer aux sioux à l’arrière du P.C » avec des Allemands éparpillés, que d’être à l’avant avec la « caravane » de Leclerc. En effet, l’emplacement du P.C choisi par Leclerc est très exposé. Les Allemands depuis les faubourgs d’Argentan en profitent. Ainsi le 17 Août, « une rafale d’obus détruit la moitié de la caravane du Général Leclerc qui était assis à côté » [16]. Le rédacteur du Journal de Marche de l’Escadron de protection arrive à raisonner le « patron » : « Le Général a voulu mettre son P.C à ce carrefour ; je trouve ce risque inutile et je le décide à se replier sur le hameau ». Un peu plus tard, Maurice Schumann rend visite au Général Leclerc. Il apporte des nouvelles de la Résistance et de De Gaulle. « Les Canadiens avancent de Falaise vers nous ». Les Américains de l’Etat-Major donnent l’ordre au Général Leclerc et sa Division de se rendre vers Trun et Chambois à l’Est d’Argentan. « Le Général Leclerc ne veut pas de cette mission, il pense déjà à sa mission sur Paris. Il acceptera finalement de prêter seulement le groupement tactique de Langlade en fixant ( à celui-ci-ndla ) des limites à… son engagement. » [17]. Il faut que sa Division soit prête à tout moment à foncer sur Paris.
La libération de Paris
Toutes les pensées de la Division sont maintenant tournées vers Paris. La capitale s'est insurgée contre l'occupant depuis le 19 Août. Les troupes américaines veulent contourner Paris. Leclerc force la main des Américains. Il envoie sans en référer une patrouille sur Paris prendre contact avec la Résistance. Son supérieur direct (américain) lui donne l'ordre de la rappeler. Il n'en fait rien et obtient le 22 Août au soir un accord à l'arraché du général Bradley, adjoint d'Eisenhower. Il convoque le Capitaine de Boissieu puis démarre avec « un escadron d’auto-mitrailleuses et les éléments légers du P.C. Il ne veut pas d’éléments chenillés pour aller plus vite ». Les obusiers chenillés de l’Escadron formeront avec le Capitaine une deuxième colonne. Le reste de la Division suivra.
« Sourires , enthousiasmes, les paquetages, les pleins sont vite faits ». Le 23 Août au matin, l’Escadron de protection prend un itinéraire de routes secondaires qui l’emmène par « Sées, Mortain,... Maintenon et Rambouillet ». A Rambouillet, l’Escadron retrouve le Général dans le parc du château. Leclerc y installe son P.C. « L’Escadron de protection reprend son métier de garde… mais, cette fois, contre les journalistes et les curieux....». L’Escadron est aussi chargé d’encadrer des prisonniers pour faire le ménage dans les locaux de l’ancienne « Kommandantur »,
Les Américains n’ayant pas programmé de prendre Paris, la 2ème D.B n’ a pas de cartes routières. Des hommes de l’Escadron vont se charger d'en récupérer aux alentours. « Heureusement, beaucoup de Français disposent de Michelin ». Ils les donnent volontiers. Disposant de ces cartes et des renseignements de la Résistance, Leclerc décide de son plan d’attaque. « A 18 heures, Leclerc est convoqué par le Général de Gaulle avec ses cartes ». Celui-ci l’écoutera et conclut : « Je vous ai nommé Gouverneur Militaire de Paris par intérim. En conséquence, c’est vous qui commandez… jusqu’à l’arrivée du Gouvernement, c'est-à-dire jusqu’à mon arrivée. Bonne chance ! ».
Le 24 Août, à 4 heures du matin, deux pelotons de l'Escadron commandés par le Capitaine de Boissieu progresseront vers Paris avec le Général Leclerc Ils écriront l'Histoire en entrant le 25 au matin dans Paris par la porte d'Orléans [18]. Le peloton Lencquesaing toujours aux ordres de l’Adjudant Bourgeois les rejoindra dans la journée à la gare Montparnasse, par le pont de Sèvres, et à travers une foule en liesse. Le général Leclerc ayant décidé d’installer son P.C à la caserne de la Tour-Maubourg, l’Escadron va prendre possession de ces bâtiments, dont la garnison se rend après quelques coups de feu. Tandis que la fête continue dans Paris dans les jours qui suivent, des combats continuent d’opposer des sous groupements de la 2ème D.B à une Division S.S au Nord de Paris. Le peloton de Lencquesaing est envoyé porte de la Chapelle en soutien d'artillerie jusqu'au 30 Août. Le même jour, le lieutenant de Lencquesaing reprend le commandement de son peloton. Il pose avec ses hommes pour une photo de groupe dans la cour de la caserne. Puis, c’est le repos « technique ». Il faut à la fois reconstituer les équipages manquants et réviser le matériel. L’Escadron stationne à la Tour-Maubourg jusqu’au 8 Septembre.
Bataille de chars et guerre de tranchées
Le Vendredi 8 Septembre, les « anges gardiens », rééquipés et prêts au combat, quittent la capitale. La foule est nombreuse pour leur souhaiter bonne chance.. Le 9 et 10, le Général installe son P.C à Arconville au sud de Colombey les deux Eglises. Un seul groupement tactique a pu suivre le « patron ». Celui de Langlade. « Les autres groupements n’ont pas encore reçu leur carburant et sont restés à Paris ». Leclerc n’a donc qu’un tiers de sa Division pour « flanc garder » le 15ème Corps d'Armée U.S dans sa progression vers l'Est. Le 11 Septembre vers midi, « des coups de canon annoncent au Général que la guerre a repris ». Ses patrouilles sont au contact de l'ennemi à Chaumont. Aussitôt l’Escadron est sur la route. « Vittel est à sa portée». Le peloton de Lencquesaing participe à la prise de la ville thermale et libère un camp « de femmes anglo-saxonnes internées» [19]. Ils sont accueillis dans la joie. Le 11 au soir, l’Escadron installe le P.C à Valleroy-le-Sec. Des prisonniers affluent. Le Général apprend qu'« une brigade blindée allemande, équipée de chars neufs (Mark V Panther) a été vue débarquant d'un train dans la région d’Epinal ».
Le 12 au soir, le sous-groupement Massu échange les premiers coups de canon avec la 112ème Panzer brigade arrivé d'Epinal. L'affaire est délicate. Massu a besoin d'un appui aérien. Pour l'obtenir, le P.C à Valleroy-le-Sec déploye une antenne spéciale à partir d’un camion radio. C'est le peloton de Lencquesaing qui la protègera dans le nuit. Le message pour réclamer l'Air support est passé avec succès vers 1h du matin. Au matin, des avions anglais viendront donner un coup de main décisif au G.T Langlade. L’action coordonnée des Sherman et des avions permettra de détruire 59 chars allemands sur 90 de la 112ème Panzer brigade. Deux panthers allemands, flambants neufs, abandonnés par leurs équipages, furent récupérés intacts. Ces deux chars restèrent longtemps sur l'esplanade des Invalides à Paris.
Les jours suivants, le Général Leclerc veut exploiter sa victoire de Dompaire, avant que l’ennemi ne se ressaisisse. Les activités de patrouille reprennent face à des Allemands qui, bien que se repliant, montent des embuscades. Le Capitaine de Boissieu décide d’une opération de nettoyage près de Mirecourt. Le 18 Septembre, l'ensemble de l'Escadron fait prisonniers une centaine d’Allemands avec un armement important. Le 19 Septembre, c’est le franchissement de la Moselle sur des ponts de bateaux construit par le Génie de la Division. Les jours suivants, ce sont à nouveau des patrouilles pour déloger des Allemands des bois aux alentours. Le secteur doit être suffisamment sûr car le lundi 25 Septembre, le Général Leclerc y accueille le Général de Gaulle en route pour Nancy. L’Escadron lui rend les honneurs à Moyen. A quelques kilomètres, l’Armée allemande s'arcboute sur la « Vor Vogessen Stellung », dernier obstacle avant le Rhin [20].
Les opérations d’infiltration sont stoppées car la « priorité est donnée au ravitaillement en carburant du groupe d’armée Montgomery au Nord qui doit liquider au plus vite les plate-formes de lancement des V1 et V2 ». Après les journées épiques d'Août et de Septembre, la Division doit s'accommoder au mieux de cette nouvelle mission défensive. Chaque unité prend son tour de relève au contact de l’ennemi. L’Escadron de protection revendique l’honneur d’être engagé comme les autres. Chaque peloton montera ainsi à tour de rôle au front, Relève tous les deux jours. Le 25 Septembre, Bernard note : « ... nuit du 25 au 26. Peloton de Lencquesaing passe la nuit en bordure de la route allant vers Raon L'Etape. Un champ d'environ 400 mètres de profondeur. La lisière de la forêt. Belle lune tamisée par de la brume. Vers 23 heures, des ombres crapahutent dans le champ. Quelques rafales de 30 et de 50. Tout rentre dans l'ordre. Au petit jour, nous ramassons 8 superbes marcassins. ». Fin Septembre, le temps devient exécrable. « Sous une pluie continuelle ,...on vit nos unités s'enterrer, se camoufler,… et prendre peu à peu la gueule et les coutumes des hommes des tranchées de 1915 ! » (Paul de Langlade).
Fin de l'aventure
Le Vendredi 6 Octobre, c’est au tour du peloton de Lencquesaing de monter en ligne. A Fontenoy le Joute, face à Baccarat, Bernard note : « nuit du 7 au 8 Octobre : il pleut et fait noir. 2 heures du matin. De garde avec Thiriez. Le peloton dort sous les bâches. Une patrouille s'est égarée et défile à moins de 40 mètres de nous. Thiriez et moi en descendons 3 à la mitraillette. Le reste se perd. Le lendemain nous mettons partout un jeu complexe de boîtes de conserves spéciales [21] et de fils de fer. »
Le Dimanche 8 Octobre, le Peloton Lencquesaing est relevé et rejoint son bivouac de Gerbéviller… Le Lieutenant demande au Capitaine « deux jours de repos pour ses équipages ». La plupart de ses hommes sont jeunes. Ils ont envie de sortir et s'amuser. Bernard et trois autres camarades du peloton partent sur Lunéville, pourtant consignée à la troupe [22], Il sont dans une Peugeot 402 conduite par un lieutenant F.F.I. Au retour, il fait nuit et il pleut. Vers 20 h 30, à la hauteur de Xermamenil [23], la voiture percute de plein fouet un camion de transport de troupes G.M.C américain, roulant dans le sens opposé. Deux des camarades de Bernard et le lieutenant F.F.I sont tués sur le coup. Bernard et un de ses camarades sont retrouvés blessés par les Américains. Ils sont emmenés vers le « 103ème Evacuation Hospital ».
Les accidents, entre véhicules, n’étaient pas rares. Mais dans le cas présent, les hommes ont désobéi à la consigne. Le 17 Octobre, le Capitaine de Boissieu demande la mutation des deux rescapés. Il n'en veut plus à l'Escadron. Pour le moment, Bernard est évacué vers Dijon où on doit l'opérer. On lui fixera une broche au bras. La guerre s'arrête pratiquement pour lui. Il ne participera pas au « menuet de Baccarat » fin Octobre, ni à la libération de Strasbourg fin Novembre [24]. En sortant de l’hôpital, Bernard se rend convalescent chez son père à Nice. Guéri, Bernard est réaffecté au 12ème R.C.A en Avril 1945. Il rejoint la Division à Châteauroux [25]. et participe à l'entrée de la 2ème D.B en Allemagne. Nous sommes aux derniers jours de la guerre. C'est l'hallali. Les Français se livrent à une course de vitesse avec les Américains. Le 8 Mai 1945, Bernard est au bord du lac Ammer-zee où le Général Leclerc vient de fêter sa quatrième étoile. Il visite Munich en ruines. Le 22 Juin, Bernard pose, le « chechia » du 12ème R.C.A sur la tête, à Nemours, à côté de Fontainebleau, où Leclerc venait de faire ses adieux à la 2ème D.B..
Epilogue
Bernard Coudret fut démobilisé le 22 Novembre 1945. C'est à dire six ans jour pour jour après avoir été enrôle. La guerre en Europe était terminé depuis le 8 Mai. Bernard avait bien rempli son contrat prévu « pour la durée de la guerre ». Celui-ci précisait aussi « engagé volontaire ». Volontaire, il le fut certainement puisqu'il aurait pu par deux fois rompre son contrat. En Juin 1940, lorsque l'armistice fut demandé par Pétain. Et en Octobre 1943, lorsqu'il s'agit de suivre individuellement Leclerc dans la 2ème D.B. En 1940, il aurait pu rentrer chez ses parents et reprendre ses études. En 1943, il était sûrement désireux de se battre. Il suivit un Chef jeune qui avait prouvé sur le terrain sa valeur au combat. A nouveau, il s'engagea « à servir pendant la durée des hostilités ». Son engagement l'emmena à servir ce Chef qui ne manquait pas d'audace, au plus près du front. Jusqu'à être mêlé à une « affaire stupide » [26] , malheureusement tragique. Il s'était engagé comme soldat de 2ème classe. Il termina la guerre comme tel.
Notes de fin
[1] Surnom que les hommes de la 2ème D.B donnait au Général Leclerc.
[2] Ou encore sa « garde ». C’est ainsi que le Général Leclerc appelait familièrement le personnel de l’Escadron de protection, d'après le Général de Boissieu dans son ouvrage « Pour combattre avec de Gaulle » - éditions Plon
[3] D'après le Général de Boissieu dans son ouvrage « Pour combattre avec de Gaulle » - éditions Plon .
[4] commandé par l’Aspirant de la Fouchardière (issu du 501ème R.C.C) et du lieutenant Duplay (12ème Cuir).,
[5] D’après le Général Georges Buis, dans « Fanfares perdues »
[6] Les dissensions existant entre soldats issus de l'Armée d'Armistice et ceux qui avaient rejoints De Gaulle et Leclerc dès 1940 achevaient tout juste de se dissiper. D’après mon père, le Haut Commandement allié avait besoin de troupes en manoeuvres pour entretenir le leurre auprès de Hitler. Celui-ci resta persuadé jusqu'au 6 Juin que le débarquement se ferait plutôt dans le Pas-de-Calais. Or, la 2ème D.B était rattachée à la 3ème Armée américaine du Général Patton qui commandait l'Opération Quicksilver, destinée à désinformer les Allemands. D'où l'hypothèse avancée mais non vérifiée que la 2ème D.B faisait partie de ce leurre.
[7] Aboutissement de l'Opération Cobra menée par les Américains avant l'arrivée de la 2ème D.B
[8] Il s’agira de la fermeture de la poche de Falaise.
[10 Les allemands exploitèrent un renseignement donnant l'emplacement de bivouac de la 2ème D.B. Le bombardement toucha plusieurs éléments de la Division, notamment le P.C du Général Leclerc. Il fit en tout vingt morts et 200 blessés.
[11] Le Panzerfaust était un lance-grenade antichar à un seul coup que les Allemands utilisaient depuis 1942
[12] Leurs chars furent « allumés » ainsi que deux autres équipages devant les Sablons près de Mézières sur Ponthouin entre Ballon et Bonnétable. Ces équipages appartenaient au 4ème Escadron du 12ème R.C.A auquel mon père était encore rattaché quelques mois auparavant.
[13] Les lance-patates ne sont pas très loin derrière. Extrait de « Le Général Marc Rouvillois » par Edouard Pellissier.
[14] Pour permettre au Général Leclerc de s'isoler et de travailler, des volontaires équipèrent en 1942 un camion GMC en caravane. En fait, plutôt en camping car. La « caravane » suivit le général de la Tunisie à Strasbourg, via l'Angleterre. Elle est aujourd’hui exposé au musée des blindés de Saumur.
[15] Les « Tank Destroyers » étaient sans doute au 1er Régiment de Blindés des Fusiliers Marins, partie de la 2ème D.B.
[16] Jusqu’à la fin de la Campagne, le Général n’utilisera plus son « camping-car » et dormira le plus souvent comme ses hommes sous une tente.
[17] Les Allemands seront finalement pris dans la poche d'un triangle formé par les villes d'Argentan-Chambois-Falaise, où les Anglais arrivent du Nord et de l'Ouest. Là, les Alliés écrasèrent le 22 Août ce qui restait de la 7ème Armée allemande.
[18] En évitant notamment que des panzers allemands basés au jardin du Luxembourg attaquent la gare Montparnasse où Leclerc installe son P.C et contresigne la capitulation du général Von Choltitz.
[19] 3 600 femmes anglo-saxonnes y étaient internées. Le camp de Vittel avait aussi servi de vitrine à la propagande nazie dans leur déportation des Juifs.
[20] Cette fortification, formée des débris de l'Armée allemande en retraite et de corps formés en hâte en Allemagne, suit une ligne reliée par les points suivants : Moyenmoutier, Raon l'Etape, Badonvillers, Blâmont, Richeval et les Etangs de Dieuze.
[21] Des mines antipersonnelles
[22] Lunéville venait d'être libérée par les Américains mais n'était pas encore sûr. Les Allemands n'étaient pas loin et pouvaient contre attaquer.
[23] Sur la D 914 entre Lunéville et Gerbéviller.
[24] But ultime que les hommes de la 2ème D.B s’étaient fixés et plus particulièrement ceux qui avaient fait le serment de Koufra.
[26] Extrait de : L'héroïsme discret d'une époque - Général Hervé de Lencquesaing (éditions le Félin)
Bonjour Régis
Que de détails sur cette période vécue par ton père et éprouvante pour lui et ses compagnons .
Mais l'âme d'un "Volontaire" qui devint tellement européen et contre toutes guerres.
et je suis renvoyé à ton frère à une certaine époque🙂.
Je te remercie pour cette belle et forte histoire.
Je t'embrasse.
Pierre M-C
Merci pour ce partage, quel grand combattant avec une grande force de caractère. Je suis ravie de le connaître à travers cet article. Magali
Merci beaucoup, Régis. C'est à la fois intéressant et touchant de découvrir tous ces détails sur l'engagement de Grand-Père. J'étais trop petite pour lui poser des questions sur la guerre, et de toute façon, il aurait sans doute tu tout cela. J'ai particulièrement aimé l'anecdote sur sa signature audacieuse dans la première partie. Sargé et Nemours seront restés, comme par la force de l'Histoire, des lieux forts pour les Coudrets! Plein de bisous. Y.
Régis,
Merci pour ce récit palpitant. Il est, de plus, détaillé et complet. Ton père est jeune. Il combat, notamment, en Sarthe qui est ton lieu de vie actuel. Tu dois apprécier ce clin d'oeil de l'histoire. Sur une carte, il est aussi fait mention de Carrouges, dans l'Orne. J'ai des ancêtres qui ont vécu dans cette commune (les Halouze). Par ailleurs, la libération de Paris est émouvante. C'est la Grande Histoire. A différents moments (comme celui-là), tu fais bien ressortir la joie du peuple français. Ton père a vécu de grands moments.
J'attendais cette suite avec impatience 🙂 Merci pour cet article qui nous replonge dans les derniers jours de la guerre. On a l'impression d'y être !