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Photo du rédacteurRégis COUDRET

En Juin 1884, la rumeur du choléra se répand jusqu’au Thoureil.

Dernière mise à jour : 17 nov.

Les conséquences sanitaires

d’une catastrophe climatique


Chaque année, nous entendons parler de la saison des ouragans dans le Golfe du Mexique. Les conséquences économiques de ces catastrophes climatiques sont souvent énormes, surtout lorsque la trajectoire de ces phénomènes extrêmes touche les régions résidentielles de Floride ou encore les installations pétrolières situées au large du Texas. Dans d'autres régions du monde, les conséquences du passage de ces monstres sont avant tout sanitaires C'est souvent le cas dans le delta du Gange. Régulièrement, les médias rapportent les appels au secours d'ONG [1], faisant part de l’apparition de cas de choléra dans tel ou tel pays limitrophe.

Et pour cause. Le delta du Gange est considéré comme le foyer originel et historique du choléra. La densité humaine y a toujours été très forte et l’économie agricole est encore basée sur l'utilisation d'engrais humain [2]. Le choléra y est endémique. C'est-à-dire qu'il se produit un équilibre instable entre les infections et l’immunité des populations. Quand l'immunité collective baisse, par exemple lorsque la concentration humaine augmente, les cas de choléra augmentent et inversement. Ce cycle est influencé par les saisons et le régime des pluies. Lorsqu’un cyclone [3] aborde les côtes, de fortes inondations se créent, recouvrant les terres agricoles. Les eaux du delta, devenues saumâtres, sont un réservoir permanent de vibrions cholériques. Ceux-ci se propagent parmi les populations qui s’entassent dans des camps de fortune, où les conditions d’hygiène sont sommaires. Le choléra peut devenir alors épidémique.

Une femme dans une rue inondée au sud de Chittagong (Bangladesh) -(source  AFP)
Une femme dans une rue inondée au sud de Chittagong (Bangladesh) - (source : AFP)

Limitée initialement à l'Asie, la puissance du choléra fut démultipliée au XIXème siècle, par l'essor de la marine à vapeur et par l'arrivée du chemin de fer. Les épidémies se développèrent alors en véritables pandémies qui atteignirent bientôt l'Europe.


Le train, vecteur de propagation du choléra


En Juin 1884, une certaine panique s’empara de la population française avec l’annonce d’une nouvelle épidémie de choléra dans le Sud du pays. La maladie très contagieuse avait déjà frappé trois fois la France depuis 1832. La dernière pandémie avait d'ailleurs été dévastatrice. Elle avait touché le territoire en deux vagues, emportant plus de 140 000 personnes lors de la seconde de 1854, marquant durablement les esprits [4].

La nouvelle pandémie partit comme les précédentes du sous-continent indien et se diffusa par le canal de Suez en Méditerranée occidentale.. Elle frappa en premier le port de Toulon, puis celui de Marseille. Les premières personnes atteintes furent détectées autour de la cité phocéenne [5]. Le journal Le Matin du 25 Juin nota : « Les chemins de fer, ... sont envahis pour transporter les émigrants dans les campagnes environnantes, aux bords de la mer, dans les villes éloignées, et beaucoup à Paris. » 

Parmi ces émigrants, il y avait beaucoup de Piémontais et de Liguriens. Connaissant la situation précaire des émigrés italiens installés dans le midi de la France et persuadés qu'il fournirait le contingent le plus sérieux de transmission de la maladie, les gouvernements italien et français les engagèrent fortement à rallier leur patrie d’origine à la condition de se munir d'une patente délivrée à la frontière. Cette migration à rebours s'adressant à plus de 100 000 personnes, entraîna la création de lazarets improvisés en quelques jours début juillet 1884 sur le territoire frontalier, notamment entre Menton et Vintimille. Les conditions précipitées de l'organisation de cette migration n’empêchèrent pas la propagation de la maladie vers l’Italie. Notamment vers Naples [6].

Carte du choléra en Europe, 1884 (source-BnF-Gallica)
Carte du choléra en Europe, 1884 (source : BnF-Gallica)

Depuis 1854, le transport ferroviaire s'était considérablement développé en France. Devant la multiplication des cas, craignant que l'épidémie ne se propage rapidement vers la capitale, la toute jeune IIIème République décida d'un relatif confinement dans les villes touchées. Elle limita les transports interrégionaux, en mettant en place des « permis de circulation », en demandant aux voyageurs d'être habillés de vêtements propres et aux forces de l'ordre d'effectuer des contrôles dans les gares.

Hélène BARBIER, une des nombreuses tantes de Marie Emilie ROBLIN, née JOUBERT, fit l’expérience des mesures de prévention mises en place par les autorités. Début Juillet, mon arrière grand-père, Ernest ROBLIN, écrivait à son épouse : « Ta tante Hélène était signalée ce matin en partance (ndla : de Poitiers) pour Bordeaux et la police assistée de médecins, s’est transportée à la gare pour la désinfecter ainsi que ses enfants. Afin de lui éviter cette réception désagréable, ton oncle Grand a télégraphié pour la faire arrêter à Ligugé où une voiture a dû l’attendre pour la transporter à la campagne. » Malheureusement pour elle, « le maire de Ligugé, prévenu par la Préfecture, l’attendait à la gare et lui a défendu de descendre. Après des pourparlers qui ont duré plus d’une demi-heure, il a fallu remonter en wagon avec le maire et supporter à Poitiers une désinfection complète ». Apparemment, ces mesures prophylactiques eurent un certain effet. Elles aidèrent à stopper la propagation du choléra, mais cela n'empêcha pas la rumeur de se répandre.

Mesures de désinfection en gare de Lyon  à Paris en 1884.
Mesures de désinfection en gare de Lyon à Paris en 1884. (source : BnF)

La rumeur se répand à Poitiers

et jusqu'au Thoureil


lettre d'Ernest ROBLIN à son épouse Marie Emilie (source : Archive familiale)
lettre d'Ernest ROBLIN à son épouse Marie Emilie (source : Archive familiale)

Fin Juin 1884, Marie Emilie était enceinte de huit mois. Parce qu’elle se sentait fatiguée, elle avait retardé son départ de Poitiers, prévu normalement en Mai pour sa villégiature du Thoureil dans le Maine-et-Loire. Néanmoins, devant le danger potentiel du choléra en ville, il fut décidé, après avis d’un médecin, qu’elle gagnerait « sa campagne », où l’air était sans doute plus sain qu’en ville [7]. Ernest resta seul à Poitiers. En tant que secrétaire de la société savante des Antiquaires de l’Ouest, il préparait de longue date leur congrès qui devait avoir lieu cette année-là dans la capitale poitevine. Début Juillet, alors qu'il devait accueillir les participants, Ernest céda à une certaine frayeur devant la rumeur persistante : « On vient de m’apprendre que le choléra est à Tours. Inutile de te dire que s’il apparaît à Poitiers, je déguerpirai au plus vite », écrivit il à Marie Emilie alors que celle-ci se confinait au Thoureil. Il s’assura auprès des autorités de la tenue de la rencontre. Comme la plupart venait de départements limitrophes de la Vienne, les congressistes eurent finalement l’autorisation de se déplacer sur Poitiers. L’ouverture se fit sans incident le 5 Juillet. Ils déambulèrent ensuite pendant trois jours dans les rues de Poitiers et sur les sites de plusieurs fouilles. Puis, les conférenciers se retrouvèrent le dernier soir à la mairie pour une réception, suivie d’un bon repas à l’hôtel de France, clôturant ainsi leur assemblée. L'histoire ne dit pas si des cas de choléra se déclarèrent mais on ne servit sans doute pas beaucoup d'eau sur les tables ...

Pendant que son mari décomptait les nombreux toasts de cette fin de congrès, Marie Emilie souffrait de la chaleur au Thoureil. Le bébé pesant de plus en plus lourd, ses jambes avaient enflé et on fit à nouveau venir le médecin. Rien de grave, nota le docteur qui prescrivit néanmoins à sa patiente de garder le lit. Il se dépêcha ensuite de la quitter. Face à la nouvelle « peur bleue » [8] qui se répandait en Provence et dans le Nord de l'Italie, mais aussi au danger réel de propagation du choléra vers le Nord de notre pays, les médecins avaient un travail énorme d'enseignement à mener sur leur territoire d'intervention.

Le rôle d’une eau propre, d’une alimentation saine, de la désinfection des objets[9], et d’une hygiène irréprochable est maintenant connue de la communauté scientifique face à la propagation du choléra. En 1884, même si des publications scientifiques commençaient à se diffuser dans la communauté, ce n'étaient encore que des hypothèses et de toute façon, les moyens d’action étaient difficiles à obtenir. Le ravitaillement en eau saine se faisaient par tonneaux avec des moyens de transport plus ou moins rapides. Les traitements populaires continuaient à aller de la saignée par les sangsues, à l'absorption d'un demi verre d'huile associé à du vin. Flairer de temps à autre de l'alcool camphré était recommandé ou encore rentrer chez soi tôt, sans passer par le bistrot... Pour ne pas arranger les choses, l'été 1884 s'annonçait caniculaire... Et sur les bords de la Loire ou encore au lavoir du Thoureil, où le travail des grandes lessives avait commencé, la rumeur gonflait : les mauvaises odeurs du fleuve, dont le niveau était bas, ne risquaient elles pas d’apporter dans le bourg les miasmes du choléra, « cette maladie venue on ne sait d’où et qui vous frappe comme une flèche mortelle ? »


La presse au secours des « hygiénistes »


Les médecins dits « hygiénistes » [10] profitèrent d'un nouvel allié dans leur campagne de prévention. La presse devenue libre en 1881, participa très vite aux efforts de pédagogie nécessaires, en offrant à ses lecteurs des reportages, permettant de saisir visuellement les mesures prophylactiques approuvées par la Faculté. Le numéro de L’Illustration daté du 12 juillet 1884 choisit notamment de mettre en avant celles qui furent prises à la frontière italienne pour éviter la propagation de la maladie en France.


Gravure parues dans l'Illustration, no 2160, 12 juillet 1884 (source: BnF - l'Histoire par l'Image)
Gravure parues dans l'Illustration, no 2160, 12 juillet 1884 (source: BnF - l'Histoire par l'Image)

L'image ci-contre insiste sur la désinfection des voyageurs et de leurs bagages à la frontière italienne : sous la garde de soldats armés de baïonnettes, deux hommes vaporisent un liquide sur des bagages ouverts. Leur solution curative (à base de soufre) est contenue dans les grandes bouteilles en verre en bas à gauche. Aucun mot n’est échangé entre les personnages, qui observent le processus et patientent. Passé la mi-Juillet, la presse se fit plus rassurante. Le quotidien Le Siècle consacra ainsi un long article à « l’épidémie de peur » qui avait accompagné l’arrivée du choléra le mois précédent dans le Sud de la France. La rumeur d’une épidémie au plan national fut bientôt démentie.

Ernest put rendre visite à la tante Hélène qui, malgré elle, avait défrayé la chronique. Elle lui raconta « son odyssée ». Puis, il fut repris par ses affaires. Enfin, le 24 Juillet, Ernest rejoignit son épouse au Thoureil. Le 2 Août 1884, Marie Emilie mit au monde Pauline Anne Marguerite. Elle fut la deuxième ROBLIN à naître au Thoureil. La marraine fut la « tantine » de Marie Emilie. Elle ne put se rendre sur les fonts baptismaux. La rumeur passée, elle s'était empressée de partir prendre les eaux à Cauterets dans les Pyrénées. Pour se faire pardonner, elle offrit à sa filleule un berceau qui manquait pour « accueillir la petite fleur ». Son neveu ne fut pas en reste puisqu’il reçut « un coupe papier en buffle avec manche en corne d’isard » et « un petit porte cigarettes d’un système très nouveau ». On ne sait si Marie Emilie, parturiente, reçut autre chose que « mille choses aimables pour toi » de la part de son beau-père. La vie avait repris son cours normal.

Arbre de descendance de Marie Emilie ROBLIN, née JOUBERT (source : Archive familiale)
Arbre de descendance de Marie Emilie ROBLIN, née JOUBERT (source : Archive familiale)

« choisir entre la peste et le choléra »


En 1883, alors que cette pandémie avait atteint le Moyen Orient, Robert Koch, un des fondateurs de la bactériologie, isola l’agent microbien du choléra. Il prouva peu après le rôle de l’eau dans la transmission de la maladie. En fait, le rôle de l’eau avait déjà été mis en évidence dès 1855 [11], mais les débats scientifiques sur la transmission du choléra alimentaient encore les réflexions du corps médical français en 1884. Beaucoup croyaient encore au déplacement de « nuées cholériques » dans l'atmosphère. Pourtant, les symptômes du choléra étaient connus depuis longtemps : des diarrhées brutales et très abondantes menaient rapidement à une déshydratation complète [12], Et comme le traitement et l'évacuation des eaux usées ne s'étaient amélioré que dans les grandes villes occidentales, la consommation de boissons ou d'aliments souillés continuaient ailleurs.

La carte de la 6ème pandémie de choléra (source : BnF - Gallica)
La carte de la 6ème pandémie de choléra (source : BnF - Gallica)

La 6ème pandémie commença en Inde en 1899, où elle tua plus de 800 000 personnes et se propagea au Moyen Orient, à l’Afrique du Nord et en Europe de l’Est. En revanche, elle épargna globalement l'Europe occidentale, comme on peut le constater sur la carte ci-contre. Les grandes villes de ces pays s’étaient déjà largement équipées en structures médicales et avaient assaini leurs eaux. D’autre part, un certain nombre de conférences sanitaires internationales avaient abouti en 1893 à un accord permettant la mise en place de cordons sanitaires avec « quarantaine » aux frontières et des verrous sanitaires le plus près possible des lieux originaires de diffusion de la maladie d’Orient en Europe, notamment au niveau du canal de Suez.

Il y eut en tout six pandémies de choléra au XIXème siècle [13]. La maladie finit même par supplanter en France la « reine de la peur » : la peste, dont le spectre était enfoui au plus profond de la mémoire collective. A tel point qu’à l’heure du coronavirus, un siècle et demi plus tard, on continue de « choisir entre la peste et le choléra ».

Epilogue


La multiplication des transports aériens et des échanges commerciaux après la Deuxième Guerre Mondiale ont rebattu les cartes des foyers du choléra. La 7ème pandémie, qui a commencé en 1961, sévit encore au début du XXIème siècle. Et la maladie est désormais endémique dans de nombreux pays, notamment en Afrique. Il est impossible actuellement d’éliminer l’agent pathogène du choléra dans l’environnement. Il existe bien divers vaccins contre le choléra, mais leur efficacité n'est pas absolue. 

Dans ce contexte, il m’a semblé intéressant de raconter la manière dont mes aïeux ont réagi face à un début d'épidémie, à une époque où les vaccins n'existaient pas encore. A Mayotte, département français, où un début d'épidémie a été signalé en 2024 [14], les mesures de prévention que connurent Ernest et son épouse ainsi que sa « tantine » en 1884 et la prise en charge des cas isolés, sont peut-être encore le meilleur moyen de lutter contre la maladie pour éviter la propagation. N'en déplaise à la tante Hélène !



Notes de fin


[1] Les Organisations Non Gouvernementales telles que Médecins sans frontière ou Oxfam.


[2] Générant un « péril fécal ».


[3] Nom donné aux ouragans dans l’Océan Indien ou encore typhons en Asie du Sud-Est.


[4] Quelques années plus tard, alors que la presse n'était pas encore libre, Victor Hugo décrivit les conséquences du choléra sur Paris dans son œuvre « Les Misérables » (1862).


[5] Cette épidémie provoqua un peu plus de 1 700 décès dans la ville de Marseille. Il s’agissait d’une épidémie de choléra « nostra », moins mortelle que la forme du choléra « morbus » de 1854.


[6] Cette pandémie fit plus de 50 000 victimes en Italie, notamment à Naples. Cette ville s'engagea bientôt dans le Risanamento.


[7] A Poitiers, le médecin d'Emilie croyait encore que le choléra pouvait se transmettre par la voie aérienne. Mais après tout, que n'a t'on pas cru ou croit encore aujourd'hui sur la propagation du coronavirus ?


[8] L'expression « peur bleue » est née au XIXème siècle. Elle serait liée à la coloration bleu pâle des lèvres et des extrémités (doigts et orteils) chez les malades cyanosés par le choléra.


[9] Comme les poignées de porte, les vêtements et autres affaires contaminées.


[10] L'Hygiénisme est un courant de pensée né à la fin du 18ème siècle. Il se développe dans une société malade, où la tuberculose et l'alcoolisme étaient endémiques, où les épidémies de pestes et de choléra faisaient rage et où les guerres bouleversaient les pays européens.


[11] Par un certain John Snow.


[12] Seule une réhydratation pouvait laisser espérer une issue favorable au malade intoxiqué.


[13] Les six pandémies observées du XIXème siècle firent des millions de morts en Europe, en Afrique et dans les Amériques.


[14] Le journal Le Monde du 8 Mai 2024 signale : « L'épidémie de choléra à Mayotte a fait un premier mort, en enfant de 3 ans ». En Juillet, il y avait 219 cas de choléra dans le 101ème département français.




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2件のコメント


ゲスト
8月24日

Merci Régis pour ce nouveau post instructif. J´ai été étonné d´apprendre qu´il y avait déjà autant d´immigration italienne à l´époque des faits que tu relate.

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Noëline Visse
Noëline Visse
8月22日

Nous sommes en 2024, et finalement, pas grand-chose n'a changé ! Lorsqu'une nouvelle épidémie arrive, on en revient aux fondamentaux : hygiène, désinfection et confinement

La tante Hélène n'aurait pas été déçue de voir ce qui s'est passé lors du Covid ! 😄

Merci pour cet article, qui mélange la grande histoire et ton histoire familiale.

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