Le tabac, un « fruit de la terre » rémunérateur
Ce mois-ci, le thème de notre article s’intitule « les moissons, les vendanges et autres fruits de la terre ». J’aurais pu choisir de rester sur la commune du Thoureil dans le Maine-et-Loire et vous faire découvrir le chenin blanc, ce cépage que des moines bénédictins exploitaient au XIXème siècle [1] à l’Abbaye de Saint Maur de Glanfeuil. Mais plutôt que de parler vendanges, j'ai préféré suivre les traces d’un de mes lointains cousins, Henri Victor Marie Joseph BOUCHARD, parti cultiver d’autres fruits de la terre dans l’île de Sumatra en 1880 [2].
Jusqu'au début du XXème siècle. Joseph fut planteur de tabac puis de café, mais aussi explorateur. Il s'inscrivit dans une vaste entreprise de défrichage de forêts primaires au nord-est de Sumatra, connue aujourd'hui sous le nom de « Cultuurgebied » [3]. Sa nombreuse correspondance que j'ai retrouvée dans une vieille malle, m'a permis de reconstituer les étapes de son aventure.
La première expérience coloniale de Joseph fut donc le tabac. Même si on aurait pu cultiver, le cacacoyer, le quinquina ou encore, le caoutchouc, la culture du tabac avait été adoptée vingt ans auparavant par tous les planteurs européens dans cette région. C'était de loin la plus rémunératrice. Cette plante occupa donc le quotidien de Joseph pendant plus de huit ans jusqu'à son mariage. Il débarqua à 27 ans à Sumatra, plein d’enthousiasme et sans doute de chimères, avec l'ambition de subvenir aux besoins des siens et sans doute de faire fortune. Son installation dans une plantation de la colonie néerlandaise sera l'objet de cette première partie sur ce « fruit de la terre » de Sumatra à la fin du XIXème siècle. A l'orée de la forêt vierge, il se découvrit une véritable passion pour la botanique ou encore l'entomologie.
Les motifs de son départ à Sumatra
En Mai 1880, toute la France catholique et conservatrice était dans l’attente de l’application d’un décret gouvernemental, ordonnant aux Jésuites de quitter le territoire. Depuis son Poitou natal, Marie Emmeline BOUCHARD, née BARBIER, s’inquiétait de l’avenir de son fils Joseph. Celui-ci donnait alors des répétitions de chimie à Paris pour le compte de la Compagnie de Jésus.
Joseph n’avait pas pu rassurer sa mère. Le 23 Mai, il lui avait écrit : « Vous me demandez si je sais quelque chose touchant le départ des Jésuites. J’ignore absolument encore ce qu'ils feront … On ne sait pas quelle mesure prendra le gouvernement pour leur expulsion aussi suis-je dans l'incertitude pour vous répondre à ce sujet ».
En fait, Joseph avait déjà pris sa décision. L’année précédente, il avait raté un concours d’entrée à la Banque de France. Depuis, il végétait chez les Jésuites. A 27 ans, il vivait au crochet de son beau-frère Jean GUERRY DAVID, avocat d’affaires à Angoulême. Jean payait à Joseph son loyer et du coup, il exerçait sur lui une sorte de tutelle qui commençait à peser.
Jugeant qu’« il n'y a rien à faire en France et que ce n'est pas à 30 ans 35 ans que je tenterai à l'extérieur », Joseph avait fait part à sa mère de son départ prochain pour l’île de Sumatra : « Je vous avais parlé à Pâques de l'occasion qui pourrait se présenter d'aller à l'étranger et vous n'aviez pas eu l'air d’y vouloir mettre obstacle… Un de mes amis a un cousin établi depuis plusieurs années déjà à Sumatra comme colon. Il voudrait étendre ses affaires… et il cherchait quelqu'un… Il est venu à Paris cette année… et nous nous sommes arrangés ».
Alors que les Jésuites étaient expulsés [4], Joseph annonça qu’il partirait avant la fin Novembre. Cela ne lui laissait pas beaucoup de temps pour organiser son départ et faire ses adieux à sa famille.
Joseph BOUCHARD était né le 6 Avril 1853 à Poitiers. Il était le seul garçon d’une famille de quatre enfants. Sa sœur aînée, Catherine, était décédée quelques années auparavant. Elle avait laissé à son mari, Jean GUERRY DAVID, trois enfants : Henri, Charles et la petite Marguerite. La sœur puînée de Joseph, Marie, était religieuse chez les Filles de Notre Dame. Enfin la benjamine, Berthe, dont la santé était défaillante, vivait chez sa mère à Poitiers.
Marie Emmeline BOUCHARD était veuve depuis 1874. Son mari, Henri Edme BOUCHARD, avait été avoué à la Cour d’appel de Poitiers, mais sa charge ne lui avait jamais beaucoup rapporté. Aussi la pension qu’il avait laissée, suffisait tout juste à Emmeline à maintenir son rang. En conséquence, Joseph, qui avait 20 ans à la mort de son père, avait dû cesser ses études entamées à Paris. Il ne s’était maintenu dans la capitale que grâce à son beau-frère.
Joseph prit le temps de dire adieu à sa mère et à ses sœurs avant de quitter la France. Son beau-frère avait jugé son départ « inconsidéré ». Joseph, sans doute vexé, s'abstint de descendre en Charente lui présenter ses respects. Cela eut probablement des conséquences par la suite dans la conduite de ses affaires à Sumatra.
Finalement, il embarqua le Dimanche 12 Décembre 1880 à Marseille, sur le paquebot l’« Iraouaddy » des Messageries Maritimes. Peu de temps auparavant, il avait signé à Paris son contrat de travail avec un représentant de l'entreprise de Messieurs de GUIGNE, planteurs établis dans la région de Deli, au Nord-Est de Sumatra.
Les termes du contrat
Après 33 jours de traversée jusqu’à Singapour, une escale à Naples, 24 heures à Aden et à Colombo, Joseph reprit sa correspondance le Samedi 15 Janvier : « Ma bonne maman, Nous sommes arrivés à bon port à Delhi hier vendredi après bien des péripéties… ». Dès le lendemain, il s'était présenté à la plantation de Monsieur et Madame de GUIGNE : « … Je vous écris après le déjeuner sous la véranda en face de quatre ou cinq singes qui dévastent un carré de maïs. Guigné tire un coup de fusil. En voilà un de mort, les autres s'en vont pour six minutes, peu affligés de la mort de leur camarade… La végétation est splendide : cocotiers, bananiers, aréquiers, etc… Toutes les plus rares fleurs de nos serres sont là à l'état sauvage. La nature est là dans toute sa beauté mais pour un jour d'hiver, il fait chaud : 25 degrés… Il est 4 heures et c'est juste si on peut commencer à sortir. Que sera-ce dans l'été ? »
Monsieur et Madame Paul de GUIGNE firent bon accueil à Joseph et l'installèrent même dans leur maison. Il eut ainsi tout le temps de s'acclimater et de découvrir ce que Paul de GUIGNE attendait de lui. Son manque de réflexion - aurait dit son beau-frère, lui avait fait interpréter à son avantage les termes du contrat qu’il avait signé en France. Avant son départ, il pensait que Paul de GUIGNE cherchait un associé dans une nouvelle affaire : « je vais chez lui comme son associé c'est-à-dire qu'il fera tous les frais de montage et d'exploitation… et je la dirigerai avec moitié des bénéfices… » avait-il écrit à sa mère. En fait, son employeur avait besoin d’un nouvel assistant.
La plantation de « Sungai Sekambing »
Paul de GUIGNE faisait partie d’une vieille famille de planteurs de canne à sucre, d’origine Réunionnaise, qui avait connu la crise de la betterave européenne dans les années 1860. Cherchant à se refaire, Paul de GUIGNE et deux de ses frères, étaient venus à Sumatra. Ils avaient obtenu en 1871 une concession du Sultan de Deli [5] et avaient commencé à planter du tabac. En 1880, Paul dirigeait « leur exploitation de Sungai Sekambing qu’ils géraient avec des Indiens Keling et des coolies Chinois…, de façon prospère » [6].
Les planteurs de Sumatra produisaient à l'époque le tabac en feuilles entières, employé pour l'enveloppe extérieure des cigares. Une plantation comme celle de « Sungai Sekambing », nécessitait un dirigeant et un assistant-administrateur pour cent Chinois simples planteurs qu'on appelait les « coolies », sans compter leur chef, un « baba » et trois surveillants. Les coolies étaient « achetés » à l'année à un « entrepositaire », Si à la fin de la première année, la production d'un coolie, en tabac sec, ne suffisait pas à rembourser ce que le planteur avait avancé pour sa nourriture et son entretien, le coolie était obligé de rester à la plantation une année de plus, pour parvenir à rembourser sa dépense. Les coolies aliénaient ainsi leur liberté. Le chiffre de cent hommes était considéré comme le minimum pratique d’une entreprise de ce genre aux Indes néerlandaises, pour obtenir des petits bénéfices au bout de deux ans d’exploitation. Les dépenses principales d’une exploitation plus importante, restaient pratiquement les mêmes qu’avec cent « unités de travail » et donc le résultat devenait plus rémunérateur. En 1880, l’exploitation de Sungai Sekambing tournait avec plus de trois cent hommes et deux assistants intéressés aux bénéfices.
Avec un nouvel assistant, Paul de GUIGNE pouvait espérer obtenir le summum des bénéfices possibles dans les deux ans. Il avait donc pris le risque de faire défricher une parcelle supplémentaire de cent à cent vingt hectares de forêt primaire sur sa concession qui en comptait 1500. C'est à dire qu'on avait incendié la forêt les deux mois qui avaient précédé la saison des pluies. Celle-ci venait de se terminer et les cendres produisaient le meilleur engrais qui soit. On était maintenant en Janvier. C’était le début de la belle saison, c'est-à-dire que la chaleur de 25° en moyenne était adoucie par des pluies légères et très fréquentes, rendant le sol fertile. On allait procéder au labour jusqu’en Mars. Les semis de tabac en pépinière seraient ensuite repiqués et mis en place en Mai. On procéderait alors au sarclage, butage et aux coupes avant le mois d’Août de façon à commencer l’installation au séchoir avant les orages et une nouvelle saison des pluies. En attendant, Paul de GUIGNE allait former sa nouvelle recrue.
Le temps de la formation
Jusqu'au mois de Mars, Paul de GUIGNE se chargea lui-même de former Joseph à son futur rôle d’assistant, tout en supervisant la mise en culture de la nouvelle parcelle. Il avait installé son stagiaire dans sa maison pour mieux le suivre. Le 11 Février 1881, Joseph écrivit à Berthe : « Ma chère petite sœur, … ma vie occupée commence peu à peu : après quelques jours de repos… je me suis mis à l'étude de la langue du pays, le malais… qu'il est absolument nécessaire de savoir… Voici à peu près mon ordre de vie : à 5h debout, promenade car c'est le seul moment où l'on puisse respirer… A 7h on rentre on prend un bain à 8h on fait un petit-déjeuner. A 8h30 on se met au travail : le soleil à cette heure-là commence à être plus guère supportable. A 11 h, j'apprends le malais et un peu d'anglais jusqu'à 1h. Collation avec viande froide et riz au curry, piment et autres drogues sensibles à l'épiderme du palais. Le tout adouci par ce que je considère comme étant le roi des fruits pour moi : le mangoustan. A 1h30 on s'assied un peu sous la véranda et on cause pendant une demi-heure ou une heure selon… [avec Monsieur et Madame de GUIGNE - ndla]. Après cela, je me retire dans ma chambre jusqu'à 5h et je travaille encore… Sur les 5h, je prends mon fusil et vais me promener jusqu'à 6h. Je prends un bain et nous dînons à 7H. Après le dîner, en fumant nous faisons un whist jusqu'à 10 et nous allons nous coucher ».
En se promenant, Joseph eut bientôt l’occasion de pénétrer dans la forêt, à l’orée de laquelle il vivait maintenant : « Deux fois depuis mon arrivée, nous sommes partis à 5h30 du matin pour aller dans la forêt. …la hauteur des arbres, … la magnificence des fleurs mais surtout le grand nombre, la variété, l'enchevêtrement… du feuillage et des fleurs : des innombrables espèces de liane se croisent, se greffent, s’entrelacent… autour des troncs des plus gros arbres et finissent par se substituer absolument à eux en les étouffant complètement ». Cela lui permit de réaliser les difficultés d'une exploration : « ceci a cependant le plus ennuyeux des inconvénients c'est que l'on met trois heures pour parcourir trois kms car on est obligé de se frayer un chemin à travers ce fouillis inextricable à l'aide d'un couteau solide. On y mouillerait sa chemise si on en portait… ». Il dut d'ailleurs adapter sa garde-robe au climat équatorial : « on ne porte qu'une veste de toile boutonnée jusqu'au cou et ayant un petit col droit de 2 ou 3 cm de hauteur, ajoute cela un pantalon de toile, des chaussettes et des petits souliers de toile et tu peux te représenter ton frère en costume de planteur. Tu me diras et le chapeau ? le chapeau, … Je ne puis mieux t'en donner une idée quand dessinant ici les deux modèles portés universellement ici en visite ou aux champs…»
Une fois équipé et accompagné d'un guide battak « Simalungun », Joseph passa de plus en plus de temps dans la forêt où « on n'aperçoit pas un rayon de soleil pendant des heures ». Il s'habitua à la cacophonie engendrée par : « les plus beaux oiseaux de tropiques et des bandes innombrables de singes de toute espèce ». Dans cette ambiance particulière, il n'eut bientôt plus peur de passer sur les traces des rhinocéros ou des éléphants, qui servaient aux indigènes de chemins forestiers. Il découvrit aussi le plaisir de la chasse : « Pour le commun, nous tuons surtout des cailles très abondantes et délicieuses comme plumage, des pigeons de plusieurs espèces et des tourterelles. Voilà pour les oiseaux. Les cerfs sont en grande quantité ainsi que les cochons sauvages. Nous avons tué une espèce de chevreuil l'autre jour laquelle est plus grande que celle d'Europe,… mais exquis comme viande…. Enfin on me fait espérer une chasse au rhinocéros à un de ces jours ; l'animal est signalé.… ». Pour couronner le tout, il se découvrit une passion pour la botanique et l'entomologie : « Je sors tous les matins pour travailler dans la forêt sur différents arbres… comme tu peux penser ce n'est pas sans recueillir par-ci par-là un insecte, analyser une fleur et rapporter ainsi une petite moisson de merveilles. ». Le 20 Mai, il écrit à sa mère :« Je me suis pris de botanique en voyant toutes les espèces rares que l'on peut recueillir ici et je ne peux pas rentrer en Europe, sans avoir un bel herbier. J’insère dans ma lettre une graine très belle comme tu en jugeras. Seulement je ne te conseille pas de la planter car elle provient d'un arbre immense, espèce d'acacia… On en fait avec certaines autres plus bizarre encore des trophées superbes… Je vous enverrai du reste tout cela et bien d'autres choses encore. »
En Mai, constatant que Joseph avait suffisamment progressé dans la langue malaise et surtout, s'adaptait bien aux conditions extrêmes du climat équatorial, Paul de GUIGNE confia sa recrue à son assistant le plus chevronné, Monsieur TABEL.
Les « Colons-Explorateurs »
TABEL était un de ces colons qui avait fait partie en 1876 d'une expédition malheureuse sur les bords du fleuve Bedagai, au-dessus de Dehli. L'aventure avait été organisée par un certain Xavier BRAU de SAINT POL LIAS. Ce personnage haut en couleur était un des chantres de la relance coloniale française après la guerre franco-prussienne de 1870-71. Au milieu des années 1870, ce juriste de formation avait co-fondé avec des géographes une société savante, la Société des « Colons-Explorateurs ». Son principe était « de placer, derrière les explorateurs d'une contrée, des colons qui recueilleraient commercialement les fruits de cette exploration dans des établissements coloniaux ».
BRAU avait aussitôt financé une expédition qui s'avéra un fiasco en termes d’entreprise commerciale. Le choix d'une première plantation, qu'on appela « Jungle Brau », s'était fait sur un terrain qui était bien connu des autochtones pour être un lieu de rassemblement d' éléphants. On avait commencé à défricher mais « La zizanie ne tarda pas à s'installer chez les Français de l'expédition à cause des conditions de vie rudes, et surtout de l'absence de Brau qui avait dû reprendre le bateau pour chercher de nouveaux capitaux » Peinant à lever des fonds, BRAU avait finalement abandonné « Jungle Brau », laissant à leur sort les colons qui l'avaient suivi. Après d’autres expéditions au Nord de Sumatra chez les Acihais [7], BRAU qui s'était révélé bon écrivain, sut publiciser son action. Il écrivit des romans et des feuilletons dans les gazettes comme l’Illustration ou encore le Journal des voyages, etc… Pendant ce temps, TABEL avait continué à administrer comme il le pouvait la plantation de « Jungle Brau ». Paul de GUIGNE l' avait embauché alors que tout se délitait.
Le coeur de métier d'assistant
Avec TABEL, Joseph découvrit le cœur de métier du poste d'assistant. Les assistants devaient s'attacher à rechercher et à garder les meilleurs producteurs et à « éliminer » les médiocres. Les ouvriers employés à la culture étaient des Chinois, considérés par les planteurs comme de bons travailleurs. Un « « bon ouvrier », écrivit Joseph, « ne produit jamais moins de 300 kilogrammes de tabac sec ; les plus nombreux produisent de 350 à 450 kilogrammes; les meilleurs fournissent 800 kilogrammes et plus... » [8]. Cela demandait beaucoup de surveillance et de fermeté... Joseph apprit à superviser une centaine d'hommes, répartis entre les travaux des champs, le défrichement des chemins d’exploitation et la construction de baraques destinées à les héberger. Je ne sais pas de quelle humanité Joseph fit preuve avec ses ouvriers. Ce qui est sûr, c'est qu'il ne compta plus ses heures passées au soleil. Il était infatigable.
Le 20 Mai, il écrivit à sa mère : « Jusqu'ici pour moi le travail dur n'avait pas encore commencé véritablement … depuis 15 jours environ nous jouissons d'une température moyenne de 30 degrés… ma santé toutefois n’en souffre aucunement et j'espère que cela continuera… il paraît qu’habituellement, on paye son tribu [en termes de santé] en arrivant ici dans les quatre ou cinq premiers mois… rien de cela ne m'est arrivé : je n'ai pas eu ni fièvre ni dysenterie ni rien sauf quelques migraines ou maux de tête occasionnés par mes premières sorties au grand soleil de midi. ».
Il faut dire que Joseph continuait d'être hébergé chez les GUIGNE et qu’il pouvait ainsi respecter les règles hygiéniques qui préservaient « les Européens des maladies spéciales propres aux pays paludéens ». En revanche, dans ses courriers, il ne parle absolument pas des conditions de vie des hommes qu’il était chargé de conduire. Ceux-ci dormaient sur des nattes à même le sol dans les baraques à proximité de leur lieu de travail. Une seule fois, à sa mère qui lui demandait de faire attention aux serpents dont elle avait lu qu’ils étaient nombreux à Sumatra, Joseph mentionna : « il y a bien 400 hommes qui travaillent sur la plantation de Monsieur de Guigné et tous pieds nus depuis le matin jusqu'au soir mais je n'en ai pas encore vu un seul de mordu depuis que je suis ici… ». Pourtant, les cobras étaient nombreux dans les champs…
Le soir, Joseph se préoccupait plus de son herbier ou d’épingler quelques spécimens d'insectes avant de s’endormir : « J'ai le temps de temps à autre de ranger quelques coléoptères plantes etc. … mais je ne peux plus le faire autant que je le voudrais de sorte que j'ai encore peu d'échantillons à vous envoyer pour le moment ».
Alors que la saison des pluies s’annonçait, il réalisa enfin que pour espérer faire fortune, il lui faudrait « absolument travailler pendant quelques années pour arriver à quelque chose de sérieux. C'est là que la santé est le premier des biens. Si l'on n'a pas une force suffisante pour ses travaux là surtout dans le commencement il faut y renoncer entièrement… mais grâce à Dieu je soutiens bien ce travail ».
Enfin, vers la fin de l’année, alors que sa mère se préoccupait toujours plus de son devenir, il répondit enfin : « tu me demandes dans ta dernière lettre des nouvelles de mes affaires. Jusqu'ici les devis de plan, mesurage de terre, ouvrir les chemins, bâtir des maisons ont été mes principales occupations… Mais ce n'est point ma demeure définitive du moins je l'espère car je préférerais de beaucoup aller dans la montagne que de rester dans cette terre basse où on étouffe. Tout cela va se décider d'ici peu de temps je l'espère. Je ferme cette lettre au moment du départ de La Poste. ».
Joseph dans les hautes terres de Sumatra
En fait, Paul de GUIGNE qui projetait d’ouvrir une autre concession en 1882 « dans les hautes terres presque dans la montagne » venait de proposer à Joseph « de faire la première installation, c'est à dire d'entrer dans la forêt, d'y ouvrir des chemins et de lui rendre compte des futurs terrains à exploiter ». Joseph avait peut-être montré à son employeur plus d'enthousiasme dans la prospection de nouvelles terres, qu'à administrer au quotidien ses ouvriers.
Joseph écrivit encore à sa mère : « Aujourd'hui je n'ai rien de bien nouveau à vous apprendre sur la culture du tabac. Comme je vais dans la montagne habiter, je me mets maintenant à apprendre la langue battak. Ce qui est assez utile pour les relations que l'on peut avoir avec ce peuple toujours un peu défiant vis-à-vis des hommes blancs comme ils disent… »
A suivre prochainement : Joseph dans les hautes terres de Sumatra, à la rencontre des Battaks.
Notes de fin
[1] Les Bénédictins de l’Abbaye de Saint Maur de Glanfeuil auraient commencé à cultiver ce cépage au IXème siècle. Ils durent s'exiler au début du XXème siècle. L'exploitation du chenin blanc continue à Saint Maur aujourd'hui.
[2] Une des nombreuses îles de la Sonde, aujourd’hui d’Indonésie, qui fait face à la Malaisie et à Singapour.
[3] A compter de 1863, de grandes plantations européennes et américaine se consacrèrent tout d'abord à la culture du tabac puis à celle de l'hévéa et du palmier à huile. Ces aires de plantation furent autant de monocultures dont nous voyons aujourd'hui avec le recul les effets dévastateurs.
[4] Le 29 Juin 1888, deux commissaires de police firent apposer les scellés sur la maison majeure des Jésuites, au 33 rue de Sèvres à Paris. Le lendemain matin, avant l’aube, les forces de police, malgré les manifestants, procédèrent à l’expulsion des religieux.
[5] Depuis les années 1860, s’était constitué à Delhi autour du pionnier hollandais Jacobus Nienhuys un noyau de planteurs très cosmopolites, donnant le jour à la Deli Company en 1869.
[6] Extrait de « Brau de Saint Pol Lias (1871 – 1881). Utopies coloniales et figures de l’explorateur » par Pierre LABROUSSE – 2009. Editions Archipel.
[7] Référence à la guerre d’Aceh contre les Hollandais et qui dura jusqu’au début du XXème siècle.
[8] Ces propos de Joseph BOUCHARD sont parus dans son projet de plantation de tabac à Sumatra en 1888 et dont nous aurons l'occasion de reparler.
Comme pour tes autres articles, nous partons à l'aventure à travers le monde avec ta famille. Ton blog n'a jamais aussi bien porté son nom. Les illustrations sont magnifiques. Merci pour ce bel article et nous avons hâte de connaître la suite des aventures d'un membre de la famille Coudret. Magali Charpentier
Quelle aventure pour Joseph !
Comme d'habitude, avec une excellente rédaction, nous sommes plongés dans le récit, comme si nous étions à côté de lui.
Hâte de connaitre la suite.
Cette première partie est, comme d'habitude très bien écrite et très bien illustrée. On sent que tout est basé sur une importante documentation. Enfin, cette vie à Sumatra est très dépaysante. J'attends avec impatience la suite.
Jean-François Fétis