
Introduction
Le thème de l’article proposé par le « CLG Formation Recherches » en ce mois de Janvier 2025, est « une année se terminant pas le millésime 25 ». Afin de respecter mon objectif premier qui est de raconter, chaque mois, l'histoire d'un personnage de l’arbre généalogique de mes enfants, j’en ai recherché un, dont la naissance, le mariage ou le décès, se serait produit une année se terminant par « 25 ». Le choix ne fut pas bien difficile car, fait étonnant, il n’y en avait qu’un sur les 4 730 enregistrés sur cet arbre. Heureusement, ce n’était pas un illustre inconnu.
Il fut Jésuite et Mathématicien reconnu en son temps. Son œuvre universitaire rappellera peut-être quelques souvenirs à celles et ceux qui ont eu un jour « la bosse des maths », et plus particulièrement de l’Algèbre. Il s’appelait Charles JOUBERT et nous fêtons cette année le bicentenaire de sa naissance.
Les Archives jésuites contactées, ont bien voulu me communiquer deux notices le concernant. J’en ai extrait quelques anecdotes et éléments qui vous éclaireront sur la vie et la carrière de ce lointain cousin.
Les études de Charles JOUBERT
Charles Jacques Eugène JOUBERT est né à Beaulieu sur Layon, le 3 Avril 1825. Ses parents, Jacques Charles JOUBERT et Marie Caroline JOUBERT, étaient cousins germains. Ils s’étaient mariés [1] le 3 Mai 1824, à la « Pinsonnière », propriété de leur beau-père et père, Pierre Charles JOUBERT.

Charles Jacques Eugène fut le premier petit-fils de Pierre Charles JOUBERT et l’aîné d’une fratrie de sept enfants, dont mon trisaïeul, Henri JOUBERT.

Dans les années 1830, Beaulieu était un bourg avec un peu plus de mille habitants. Le père de Charles, que nous appellerons ici Jacques pour plus de commodité, avait repris l’entreprise de fours à chaux de son beau-père, Pierre Charles. Jacques, qui avait suivi plus jeune des cours de Sciences [2]. remarqua très tôt les aptitudes de son fils aîné pour les Mathématiques. Il le confia à son frère Louis François, qui menait alors son sacerdoce dans le diocèse du Mans [3]. Le prêtre donna à Charles ses premières leçons d'Humanités, puis le fit inscrire comme externe au Collège communal du Mans en 1837 [4].
Le 24 Août 1840, un drame survint dans la famille JOUBERT. Alors que Charles se préparait à rentrer en troisième au collège du Mans, son père fut foudroyé sur un four à chaux. On imagine assez bien le désarroi de toute la famille. Jacques laissait son épouse Caroline enceinte de huit mois [5], obligée de pourvoir à l'éducation de ses enfants et de reprendre en main l'industrie de son mari.
Quelques jours plus tard, Charles arrivait à la « Pinsonnière », désireux d’aider sa mère dans l'exploitation des fourneaux. Fort heureusement, Caroline put se faire épauler par son beau-frère Louis François, qui vint à Beaulieu s’occuper de l’éducation de ses neveux et nièces. Charles put continuer ses études à Angers.
Après une année passée au petit séminaire de cette ville, Charles termina ses études secondaires au Collège royal d'Angers. Il fut reçu bachelier en Août 1843 « Au nom du Roi » [6] et admis en Mathématiques Supérieures. Un chanoine chez qui il résidait à Angers, lui offrit une bourse au collège Stanislas à Paris. Charles accepta avec bonheur ce moyen de continuer ses études de prédilection. En 1845, après avoir remporté le prix d'honneur à Stanislas, il était reçu premier à l'École normale.

D’après le Bulletin de l’Association amicale des anciens élèves de l’Ecole normale, Charles put donner toute son ardeur au travail pendant les cours, rue d’Ulm [7] : « Il avait l’air absorbé d’un homme qui goûte peu les récréations frivoles. Il sut pourtant s’attacher des amis de choix, Diguet [8]… par exemple. »
Sorti en 1848 de l'Ecole normale, Charles fut reçu premier au Concours d'Agrégation des Sciences Mathématiques. « Il est à désirer, disait l’inspecteur général Cournet dans son rapport, que Monsieur Joubert soit placé de manière à pouvoir continuer les fortes études pour lesquelles il a fait preuve d'aptitudes spéciales ». Charles avait tout juste 23 ans.
Charles JOUBERT,
professeur de Mathématiques spéciales

La carrière universitaire de Charles JOUBERT fut assez brève. Nommé le 19 septembre 1848 professeur de Mathématiques spéciales au lycée de Lille, il fut envoyé l'année suivante au lycée de Strasbourg. Sa mère l’aurait accompagné chez le Proviseur du lycée quelques jours avant la rentrée des classes. Cette anecdote nous est rapportée dans un livre de souvenirs du chanoine Léon JOLY [9], intitulé « Quinze ans à la rue des Postes ». L’auteur écrivit : « Il y a quelque soixante ans, une dame se présentait au lycée de Strasbourg [,..]. . Elle était accompagnée d'un tout jeune homme, [...] Les deux visiteurs furent introduits dans le cabinet de travail du Proviseur qui [...] , ne leur laissa pas le temps d'exposer l'objet d'une démarche, d'ailleurs évidente pour lui. »
« Vous venez me présenter un nouvel élève, Madame, et c'est sans doute pour la préparation aux Écoles, peut-être pour l'École polytechnique ? Difficile, jeune homme, cette préparation, très difficile ! »
A ce discours, la dame parut tout interdite. Ce que voyant, le jeune homme s'enhardit jusqu'à prendre la parole : « Monsieur le Proviseur, dit-il d'une voix un peu hésitante, il s'agit en effet de la préparation à. l'École polytechnique, et je viens, non pour en suivre les cours, mais pour les professer, si vous le permettez. Je croyais que Monsieur le grand maître de l'Université… »
« Fort bien, jeune homme, interrompit précipitamment le proviseur, je veux dire, Monsieur. Oui, oui, j'y suis, maintenant. Mais, alors, vous êtes Monsieur Joubert ! »
« Charles Joubert, Monsieur le Proviseur. Je viens… pour vous offrir mes devoirs et me mettre à votre disposition ».
« Soyez le bienvenu, Monsieur Joubert, et recevez toutes mes excuses. Vous prendre pour un futur élève ! En vérité, où donc avais-je la tête ? »
Voulant rattraper sa bévue, le Proviseur prit soin à la rentrée, d’introduire Charles auprès de ses élèves. Ils le trouvèrent d’abord aussi « trop jeune pour des Taupins ..., commencèrent, à sa vue, par friser leurs moustaches d'une manière menaçante, mais que, la première classe faite, ils déclarèrent… épatant. »
Tel aurait été le pittoresque début de la carrière universitaire de Charles. Trois ans plus tard après une nomination provisoire au Lycée de Rennes, Charles était appelé à Paris au Collège Rollin [10]. Dans « Quinze ans à la rue des Postes », on peut lire quelques mots sur son passage dans cette école préparatoire de renom : « L’Université avait l'œil sur le jeune et brillant agrégé. Elle avait marqué sa place au centre même des lumières, comptant bien que, là, il donnerait sa vraie mesure, à la gloire du haut enseignement. »
C'est vers cette époque que Charles fit à sa mère ses premières ouvertures sur la carrière nouvelle à laquelle ils se sentait attiré et appelé.
Charles JOUBERT, Jésuite et Mathématicien
Dans les traditions de sa famille, Caroline JOUBERT avait pieusement élevé ses enfants dans la foi Catholique. Dès son plus jeune âge, Charles profita de « ses mandements » mais aussi des enseignements de son oncle, le chanoine Louis François JOUBERT. Plus tard, les conférences du Père LACORDAIRE, dont il garda toute sa vie un souvenir enthousiaste, affermirent ses convictions. Sans doute, d’autres rencontres déterminèrent Charles à sacrifier le plus brillant avenir universitaire, pour rejoindre la Compagnie de Jésus.
Il entra au noviciat de l'Ordre à Angers le 31 Octobre 1854 et fit son diaconat chez les Trappistes. La Compagnie de Jésus n’attendit pas que Charles fût ordonné prêtre en 1859 [11], pour lui offrir un emploi digne de son mérite. On lui confia la chaire de Mathématiques spéciales à l’Ecole Sainte Geneviève, ouverte depuis peu, rue des Postes à Paris [12]. La nouvelle institution avait commencé à préparer des jeunes gens au concours d’entrée aux Grandes Ecoles. Ils avaient déjà obtenu quelques résultats à Saint Cyr et Navale, mais l’École polytechnique leur restait fermée.
Pendant plus de 30 ans, Charles JOUBERT, allait déployer les qualités d'un professeur hors pair à l’école Sainte Geneviève : « Presque à lui seul, il assura le renom de l’école préparatoire. Dès la première année [de sa carrière - ndlr], en 1857, on vit un élève de la rue des Postes figurer sur la liste de l'École polytechnique. Un « Te Deum » fut chanté à la chapelle, pour célébrer ce succès. Depuis lors, le nombre des reçus alla progressivement en augmentant et, à plusieurs reprises, il atteignit la quarantaine ».

Dans les premiers temps, le désormais Révérend Père Charles JOUBERT [13] trouvait le secret d'allier aux exigences du professorat, ses travaux personnels en Mathématiques. Dans les comptes-rendus de l'Académie des Sciences de Paris, il fit paraître de 1858 à 1875 de nombreux mémoires sur la théorie des fonctions elliptiques.
Ses articles furent réunis en un volume que le Mathématicien Joseph BERTRAND signala dans son rapport sur les progrès de l'Analyse, comme un des travaux [14] les plus importants des Mathématiciens français. Il ajouta : « Le père Joubert que notre école normale peut revendiquer comme un de ses plus brillants élèves est devenu, surtout comme géomètre, le disciple de Monsieur Hermite, comme Monsieur Hermite l’est de Gauss et de Jacobi. Son esprit vigoureux est capable d'invention, reproduit les qualités du Maître, sans rien perdre de son originalité. »
Le nombre de ses élèves allant sans cesse en augmentant rue des Postes, le Père JOUBERT se crut obligé de sacrifier ses recherches qui pourtant le passionnaient, pour se consacrer tout entier à la formation des futurs Polytechniciens. « Les questions étaient traitées avec ampleur, les difficultés de détail expliquées avec un soin poussé jusqu'au scrupule. A force de clarté, de méthode, de dévouement envers les élèves, il stimulait les efforts, aplanissait les obstacles et arrivait aux résultats les plus satisfaisants ».
La consécration
En Septembre 1870, la rentrée des cours ne put avoir lieu [15]. Le Père JOUBERT fut envoyé à Laval pour compléter ses études théologiques. Il évita peut-être ainsi le pire. Au moment du soulèvement de la Commune de Paris, dans la nuit du 3 au 4 avril 1871, la maison est cernée par un bataillon de Fédérés. Ils arrêtent le recteur DUCOUDRAY, onze Jésuites, dont sept professeurs et sept employés. Le 24 mai, cinq Pères furent fusillés avec l’Archevêque de Paris, Monseigneur Georges DARBOY. Après les évènements, Charles JOUBERT reprenait possession d'une chaire à l’école Sainte Geneviève, qu'il ne devait plus abandonner pendant 15 ans.

La consécration de la carrière de notre éminent cousin fut sans doute en 1875, lorsqu’on lui proposa la chaire d'Algèbre supérieur et le titre de Doyen à la Faculté des Sciences de l'Université catholique de Paris. Tout à ses élèves, le Père Joubert était resté simple Agrégé. Il n’était pas Docteur. Il entreprit, sans se décharger en rien de ses occupations habituelles, la rédaction d'une thèse sur la transformation des fonctions elliptiques : « La soutenance [16] fut un triomphe pour l’humble religieux il fallut ouvrir au public un amphithéâtre plus vaste que la salle des doctorats. Les membres du jury, Puiseux, Hermite, Briot ne ménagèrent pas leurs félicitations au récipiendaire avec lequel d'ailleurs ils étaient en relation d'amitié [17], … ».
A partir de 1876 et jusqu’en 1888, le Docteur es Sciences Charles JOUBERT tout en restant professeur de spéciales à « Ginette », enseigna à l'Institut catholique l'Algèbre supérieur et le calcul intégral. Il contribua ainsi à faciliter l'accès des grades universitaires aux futurs professeurs de l'enseignement libre.
L’époque des décrets et des expulsions

Sous l'impulsion de Charles de FREYCINET, président du Conseil, et Jules FERRY, ministre de l’Instruction publique, le gouvernement français promulgua le 29 mars 1880, un décret contre les Jésuites. On leur donnait trois mois pour se dissoudre et six mois pour évacuer tous leurs établissements d'enseignement [18]. Pour sauver l'Ecole de la rue des Postes, les Jésuites firent créer la Société anonyme des Ecoles préparatoires. Quelques jésuites restèrent dans la maison à titre purement individuel. Ce fut le cas du Révérend Père JOUBERT qui put continuer ses cours dans le même esprit qu’auparavant, et cela à la grande satisfaction des élèves.
En 1888, cédant à la fatigue, Charles dut quitter, non sans regret, les œuvres auxquelles il avait dévoué sa vie [19]. Après avoir enseigné pendant un an à la Faculté libre des Sciences d'Angers, il revint habiter sa chère Ecole Sainte-Geneviève. Il y trouvait un grand attrait à interroger les élèves, à leur faire des cours d'instruction religieuse et à leur servir de directeur spirituel.

En 1891, à la suite d'une visite d'un inspecteur, le Père JOUBERT reçut l'ordre de quitter le collège où il avait espéré terminer en paix ses jours. Retiré dans une maison voisine avec quelques confrères, il en fut expulsé par la loi de 1901. « On le vit alors réduit à vivre en compagnie d'un seul de ses anciens collègues, privé des avantages et des soins que peut assurer la communauté à un homme âgé. C'est dans cette situation précaire et attristante qu'il s'est éteint, miné surtout par le chagrin, car sa constitution était des plus robustes. »
Charles JOUBERT s’éteignit le 10 Juillet 1906, à l’âge de 81 ans, au 26, rue Saint Lambert à Paris. Il fut inhumé au cimetière de Vaugirard.
René d’ESCLAIBES qui écrivit une notice sur le Père JOUBERT, dont j’ai reproduit ici quelques extraits, témoigna : « Les innombrables Ingénieurs et Officiers polytechniciens qui lui doivent leur carrière, ont voué une reconnaissance et une admiration à leur professeur, dont nous avons pu recueillir, à l'occasion de sa mort, les multiples et touchants témoignages. ».
Ce fut peut-être le cas de mon arrière grand-père, Gustave Edmond COUDRET, Général d'Artillerie et polytechnicien qui plancha en 1867-68 sur des équations du nième degré. Etait-ce sous la houlette éclairée du Révérend Père JOUBERT ?

Notes de fin
[1] Une dispense papale fut nécessaire.
[2] Il avait tenté sans succès le concours d’entrée à l’Ecole normale de Paris, instituée en 1794.
[3] Ordonné prêtre en 1821, Louis François JOUBERT devint Chanoine custode de la Cathédrale d’Angers. Il est connu pour avoir sa vie durant animé le sauvetage de la tapisserie de l’Apocalypse.
[4] Charles aurait été alors élève de Pierre GUERANGER.
[5] Marguerite, la benjamine, naîtra trois semaines après ce drame.
[6] Le dernier des Rois, Louis Philippe, Duc d’Orléans, dit Roi des Français.
[7] L’Ecole normale créée en 1794, devenue Ecole normale supérieure en 1845, est située depuis 1847, au 45, rue d’Ulm à Paris.
[8] Sans doute Charles François DIGUET, né à Cherbourg, le 21 Juin 1822 et décédé à Paris le 12 Mai 1897. De la promotion 1845 comme Charles JOUBERT, il fut également Mathématicien.
[9] Il s’agit du chanoine Léon JOLY, responsable de l'administration matérielle puis Directeur légal de l'entité créée en 1880 ayant permis à l’Institut Catholique de Paris, rue des Postes de continuer ses activités malgré les décrets de Jules FERRY. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur le Catholicisme.
[10] Devenu en 1944 le Collège-lycée Jacques-Decour, du nom de résistance d’un de ses professeurs, fusillé par les Allemands en 1942.
[11] Charles fut ordonné le 25 Septembre 1859 à Laval. Il donna sa première messe chez les Jésuites à Angers.
[12] L’Ecole Sainte Geneviève, aussi connu sous le nom de « Ginette » ouvrit ses portes l’année du noviciat de Charles JOUBERT, c'est-à-dire en 1854. Elle déménagea en 1913 à Versailles.
[14] Ces travaux valurent à Charles JOUBERT d'être nommé membre de l'Académie pontificale des Nuovi Lincei.
[15] Napoléon III venait de capituler à Sedan et la France républicaine venait d’être promulguée à Paris.
[16] Le 3 Août 1876.
[17] Charles HERMITE, dans ses lettres et ses visites fréquentes, se plaisait à mettre le RP JOUBERT au courant de ses découvertes.
[18] Au total, 5 643 Jésuites auraient été expulsés, notamment vers Jersey et l’Espagne. Les Pères expulsés de l’Ecole « Ginette » en 1880 par les décrets de Jules FERRY, revinrent à partir de 1887.
[19] Toute sa vie Charles JOUBERT conserva une véritable culte pour l'Ecole normale. Lors des fêtes du Centenaire, il assistait Monseigneur PERRAULT à la cérémonie de l'Eglise Saint-Jacques du Haut-Pas et jamais, malgré son grand âge, il ne manqua de se rendre au service annuel célébré par ses anciens camarades.
Merci Régis pour cette biographie. Décidément, tu as l'art de nous transporter par ton écriture. C'est vraiment très agréable à lire.
Bravo Régis, comme toujours tes récits sont captivants et montrent un gros travail de recherche historique de ta part. Compte tenu de ton arbre généalogique géant nous aurons la chance de te lire souvent.
Ton petit fils connaitra bien ses ancêtres!
Avec un si prestigieux cousin dans mon arbre, j'aurais peut-être été meilleur en math 🙄
Je suis comme Magali, j'aimerais avoir autant d'archives sur ma famille. Un vrai trésor.
Comme à chaque fois on est emporté par un personnage de ta famille. J'envie toutes les sources que tu as en archives familiales. Quel beau travail !