
L’explosion volcanique du Krakatau

L'explosion volcanique du Krakatau, survenue le 27 Août 1883, provoqua sur Terre le bruit le plus fort jamais entendu et engendra des nuages de cendres visibles jusque dans le ciel de l'Europe du Nord. Le Norvégien Edvard Munch reproduisit ces phénomènes dix ans plus tard dans son célèbre tableau « Le Cri ».
Au deuxième semestre de 1883, Joseph BOUCHARD laissa un témoignage de ce cataclysme, dans un courrier qu'il avait adressé à sa mère : « Vous avez eu en Europe tous les détails de cette immense catastrophe qui s’est étendue jusque dans le Sud de Sumatra. Aussi je ne vous en dirai pas grand-chose de nouveau. Comme curiosité seulement vous apprendrez qu’ éloignés de près de trois cents lieues [1] du théâtre de l’évènement, nous avons entendu très distinctement toutes les explosions et une, entre autres, à 9 heures du matin, a été tellement forte que ma maison en a tremblé. Vous pouvez juger ce que c’était à proximité du volcan Krakatau ...»
Dans cette quatrième partie des « fruits de la terre » de Sumatra à la fin du XIXème siècle, nous allons suivre Joseph, parti en exploration en Juillet 1891 vers le détroit de la Sonde, entre Sumatra et Java. Il arriva dans une région où les dégâts causés par les tsunamis qui suivirent l’explosion du volcan Krakatau, étaient encore bien visibles. Il aborda à différents endroits de la côte Sud-Ouest de Sumatra et profita de ses observations pour proposer à des partenaires de Singapour, une nouvelle voie de transport pour l'exportation du café. Dans les précédents chapitres, nous avons pu constater l’énergie que Joseph déployait dans chacune de ses entreprises. Jusque-là, ses initiatives s'étaient soldés par des quasi échecs financiers. Nous verrons si, cette fois, sa persévérance paya en retour.
Léopold CHASSERIAU

Lorsqu'il accueillit Joseph et Edmée dans sa plantation en Mars 1890, Léopold CHASSERIAU avait plus de 40 années de colonies derrière lui. Il avait commencé en Malaisie avec une bourse plus que légère. Après divers revers de fortune, dans le sucre en Malaisie, puis dans le vin du Bordelais, il s'était lancé dans la culture du manioc à Singapour. Le pari était risqué car cette culture était toute nouvelle en Asie tropicale et entrait en concurrence avec le riz, l'aliment de base des populations asiatiques. Mais la culture du manioc s’avéra facile sur le sol de sa nouvelle plantation de « Bukit Timah » [2] et, avec très peu de soins, donna des rendements excellents.
Un planteur de Ceylan lui avait fait présent de plantules de caféiers « Liberia » . Il les mit en terre dans un coin de son exploitation de manioc. Ces caféiers devinrent en deux ans de vigoureux arbustes dont les branches étaient recouvertes de fruits. CHASSERIAU reconvertit alors son exploitation de 3 100 acres [3] dans cette variété de café. C’était en 1886. Presque toutes les plantations de caféiers d'« Arabica » étaient en train de succomber dans les diverses régions de la zone subtropicale, sous l’envahissement d’une maladie parasitaire [4] . Le caféier Libéria résista bien au champignon. Le succès avait été au rendez-vous.

Quatre ans après, Léopold était riche mais il se sentait usé et surtout seul. Il se prit d'intérêt pour Joseph qui était un peu comme son « pays » [5] et décida de l'aider
En prenant un poste d’administrateur aux Etablissements CHASSERIAU, Joseph savait que son propriétaire était malade : « d’une maladie dont on ne revient guère ». Il lui faudrait trouver un autre « job » tôt ou tard. A moins qu’une bonne affaire « qui assurât l’avenir d’Edmée et de nos enfants » ne se présente. Joseph et Léopold s’entendirent sur un contrat de travail sans clause d’exclusivité.
Les bonnes affaires
En Mars 1890, Léopold introduisit Joseph auprès d'amis qui sauraient l'orienter vers les bonnes affaires. Car, lui dit-il « les bonnes affaires sont rares et surtout, quand elles sont bonnes, elles sont tenues bien secrètes par ceux qui les détiennent jusqu'au jour où il n'y a plus moyen de ne rien cacher mais ce jour-là, toutes les portes sont fermées. ». Le vieil homme présenta Joseph à un homme expérimenté dans la Colonie : le Consul Général de Belgique, Monsieur DONNER. Celui-ci recommanda à Joseph de se fixer d’une façon provisoire quelconque dans Singapour même, afin de se mettre « à l’affut des affaires pour ne pas les laisser passer ». Quelque temps après la naissance de Marie, Edmée et Joseph déménagèrent au 14, Sophia Road dans un quartier résidentiel de Singapour, à mi-chemin du centre de la ville et de Bukit Timah.

Je ne sais pas si Edmée trouva des avantages à cette nouvelle installation. Elle qui aimait la vie en société, elle pouvait espérer enfin accueillir du monde chez elle. Pour Joseph, c’était sûrement le meilleur moyen de nouer des connaissances utiles. Il commença à fréquenter un Club d'affaires, où s’échangeaient de façon confidentielle les informations intéressantes. Mais pour être membre de ce Club, il fallait être propriétaire d’une parcelle. Joseph fit l’acquisition le 21 Octobre 1890 d’un petit domaine de 29 acres auprès d’un Chinois, pour la modique somme de 2 600 dollars. « Ce jour-là, je trouvai cette petite propriété d’un bon marché… et je l’achetai… ».
La Triple-Alliance
Au premier semestre de l'année 1891, alors qu'Edmée s’occupait de bonnes œuvres chez les Dames de Saint Maur, Joseph flaira la bonne affaire : « A quelque intervalle de là, une affaire vraiment bonne passa à ma portée, mais il me fallait une diplomatie véritable pour y entrer. Cette affaire… me laissait espérer qu’au bout de peu d’années nous pourrions être assez fortunés, si Dieu me prêtait aide, pour nous retirer complètement en Europe. ».
Au mois de Juin, l’affaire semblait engagée et Joseph en faisait partie. Le 12 Juin 1891, il crut bon de se justifier auprès de son beau-père, en faisant quelque peu l’important : « L'affaire me paraît bonne et sûre... Après un mois de prise de renseignements et d'études, nous signons ce que nous avons nommé la Triple-Alliance mais elle n'est pas offensive…[6] Elle n'est que défensive de nos intérêts. Nous nous trouvons en effet de trois nationalités différentes : Monsieur BRANDT, Consul Général d'Autriche à Singapour, Monsieur VERLEMANN, planteur hollandais et votre serviteur. Ces deux derniers sont administrateurs en chef de l'entreprise. Au fur et à mesure que viendront les nouvelles, je vous les communiquerai mon cher père et j'espère que vous ne serez pas fâché d'apprendre que le nom de votre fils n'est pas encore si mauvais puisqu'on veut bien le mettre à la tête d'une entreprise de cette importance adieu mon bon père embrassez bien tous les vôtres pour moi, votre fils Joseph Bouchard ». Mais de quelle entreprise s’agissait il ?
La concession de « Paggar Alam »
Monsieur WERLEMANN était à la tête d’une plantation de café. Monsieur BRANDT était son « premier agent pour l'expédition et vente des cafés et opérations de banque. » de cette plantation. Monsieur WERLEMANN avait fait une demande de concession de 6 000 hectares auprès du Résident de Palembang au Sud de Sumatra. L’Est de cette Province était déjà exploité par les Européens. L’idée de WERLEMANN était d’investir sur les plateaux de Pasoemah, situés dans l’extrême Ouest de la Province. Le lieu-dit de la concession s’appelait « Paggar Alam », ce qui voulait dire « clôture du monde » en Malais.
Le transport des récoltes des terres déjà cultivés par des autochtones, se faisait par la capitale Palembang, dont accès depuis la mer de Java à l'Est était facile. Mais les nouvelles parcelles concédées étant à plusieurs jours de transport par attelages à l’intérieur des terres, la « Triple-Alliance » voulait évaluer un autre chemin par les montagnes depuis la Résidence de Benkoelen, situé sur la côte Ouest de Sumatra. En Juin 1891, Joseph fut donc mandaté pour se rendre à « Paggar Alam ». Il crut bon de fanfaronner encore auprès de son beau-père : « Voilà pourquoi, je me suis décidé à partir en exploration, étudier l’affaire qui est magnifique et faire entre parenthèse le plus beau voyage de montagnes qu’il soit possible de rêver… » Il prépara ensuite son voyage.

J’ai imaginé que Joseph, en homme d’honneur, avait tenu Léopold CHASSERIAU au courant de ses intentions et qu’il avait démissionné de son poste d’administrateur et , laissant au vieil homme le temps de lui trouver un remplaçant... En tout cas, au moment où Joseph quittait, fin Juin, Singapour pour Batavia [7] sur l’île de Java, Léopold CHASSERIAU embarquait de son côté sur le Steamship « Natal » à destination de Marseille [8].
Quant à Edmée, eut-elle voix au chapitre dans ce nouveau choix de son époux ? Joseph ne devait quand même pas ignorer que son épouse était à nouveau enceinte de bientôt trois mois.
La côte Sud-Ouest de Sumatra
Son absence devait durer six semaines. Arrivé à Batavia, Joseph embarqua sur un bateau à vapeur Hollandais, transportant des marchandises et une vingtaine de passagers à destination de la côte Sud-Ouest de Sumatra.
« Embarqués le 8 juillet 1891 à 9h du matin à Batavia… sur un steamer hollandais, le « Naëtsnyker », nous arrivons vers 11 heures du soir à Telok Betong. Comme la lune refuse de nous éclairer, nous restons jusqu'au lendemain matin, faute de pouvoir débarquer et embarquer les marchandises. Le 9 à 2 heures de l'après-midi, nous repartons et longeons la côte vers l’Océan Indien... Cette partie de Sumatra a été la plus éprouvée lors de l'éruption du Krakatau. Une vague énorme comme on s'en souvient fut soulevé au moment final de l'éruption... La hauteur de cette vague estimée à 40 mètres environ ravagea cette partie de la côte de Sumatra... Outre les milliers de vie d'hommes qu'elle emporta, l'érosion produite sur les rochers élevés de Telok Betong est encore parfaitement visible et rappelle l'idée des courbes de niveau sur une carte de géographie... On se demande quelle est la puissance terrible de cette mer en furie qui, après 8 ans, laisse des traces effroyablement aussi nettes d'une seule vague ».


Les premières observations dont Joseph fit part à la Triple-Alliance dans un rapport daté d’Août 1891, portent sur la difficulté qu’il y avait d’aborder les rivages de Sumatra du côté de l’Océan Indien avec un bateau d’un certain tonnage : « Toutes les côtes du district de Lampong ainsi que celui de Kroë où nous jetons l'ancre le lendemain matin 10 juillet, … sont assez élevées, parfois même de véritables montagnes surplombent l’océan. On ne voit pas là comme sur la côte Est, des terres basses… que des bateaux d'un tonnage de 500 à 1000 tonneaux peuvent emprunter..., La côte Ouest au contraire est peu favorisée pour l'atterrissage…» Enfin, Joseph nota : « Les rivières sont inabordables à cause ... des bancs de sable et de galets qui s'y sont accumulés lors de l'éruption. »
« Vu du steamer, ces côtes restent magnifiques,... Le moindre îlot est un bouquet de verdure. A peine un ruban de sable indique la séparation des eaux et des arbres... Nous ne naviguons jamais bien loin des côtes. Aussi ne les perdons nous jamais de vue mais nous ne pouvons distinguer les détails que lorsque le bateau peut enfin aborder… Là alors, tout le monde est sur le pont et les passagers échangent leurs réflexions que je suis, hélas, loin de comprendre car sur une vingtaine de passagers il n'y a qu'un Allemand et un Français, votre serviteur. L'Allemand est un vrai et aimable savant voyageur… âgée de 75 ans, parlant parfaitement le français et l'anglais. Il vient... faire des recherches ethnographiques et anthropologiques… » A un moment, Joseph débarque en chaloupe avec lui pour une escale rapide, « mouillant ses habits » avec d’autres pour aider le savant. Celui-ci « avait trop présumé de ses forces et au moment d'enjamber par-dessus bord, le flot le fait rouler et il tombe. Tout le monde s'empresse,... et le voilà installé, un peu pâle évidemment. Il s'était fait mal mais son inquiétude était tout pour ses clichés ». Pour le remercier, le savant initiera Joseph à la photographie avec un appareil minuscule. Joseph se promit d'en acquérir un. Le surlendemain, le steamer aborde enfin Benkoelen où Joseph devait débarquer.
La Résidence de Benkoelen
« Il n'y a ni fort ni même de baie à proprement parler à Benkoelen, une vaste échancrure peu profonde et ouverte au vent d'ouest. Des bas-fonds rocheux... forcent le steamer de mouiller au large et rendent l'embarquement et le débarquement malaisés à cause de la houle... Une fois arrivé, nous nous rendons au « Government Lodge », espèce d'hôtel subventionné par le gouvernement car un hôtelier ne trouverait pas encore de quoi vivre dans ce pays dénué d'Européens. »
En effet la Résidence de Benkoelen, à part quelques fonctionnaires Hollandais, n'est encore habitée par aucun Européen. « Nous allons le soir reconnaître la ville de Benkoelen. Sa situation est charmante bâtie sur le bord de la mer sur de petites collines... élevées de 25 à 30 mètres environ au-dessus du niveau de l'eau... Les maisons presque toutes en pierre sont entourés de jardin et de bosquets, les rues larges sont ombragées en partie par des filaos, cocotiers, muscadiers, girofliers, etc... Ce qui prouve un sol fertile... mais hélas, il y a un revers. Un mal... afflige ce beau pays : la ville n'est qu'un désert ».
Au début du XIXème siècle, les Anglais avaient disputé à la Hollande la possession de Sumatra. Thomas RAFFLES, le fondateur de Singapour, s'était en premier installé à Benkoelen. « Pendant les quelques années de son gouvernement, il avait créé la ville, ouvert des chemins, bâti des ponts, etc… De plus il avait attiré de nombreux et riches colons si l'on en juge par les maisons de Benkoelen encore debout, …et par les postes qu'il avait créé sur la côte, témoin celui de Mana au Sud de Benkoelen. Contraint par des traités Européens de se retirer de Benkoelen, RAFFLES alla fonder Singapour mais il fit détruire par la population elle-même les plantations de muscadiers... et emmena avec lui une grande quantité d'indigènes pour peupler Singapour. La Hollande dût repeupler Benkoelen avec des Javanais. Depuis ce temps-là, Benkoelen ne s'est pas encore relevé mais le moment approche et l'on peut déjà prévoir sa prospérité. »

« Durant les 3 jours où nous y sommes demeurés, nous avons été rendre visite à Monsieur le Résident VAN LANGEN, ... fort distingué et très aimable. Fort bien reçu par lui, il nous engage vivement à nous établir à Benkoelen… mais ce n'est pas dans nos instructions. Notre but est d'aller à Paggar Alam par la route de Palembang. »
Avant de partir, Monsieur VAN LANGEN ne lui cacha pas « qu'il est très peiné que tous les colons se portent vers Palembang et qu’aucun encore ne s'est fixé à Benkoelen ». Conscient que la grosse difficulté était l'abordage des steamers, « dont un bon port doit garantir la sécurité des embarquements », le Résident promit à Joseph la construction d’une jetée, si le gouvernement Hollandais dont il dépendait « voyait un mouvement important de colonisation. »
« La terre du Pasoemah »
Avant de quitter Benkoelen, Joseph rencontra un Anglais naturalisé Hollandais. Monsieur WINTER, âgé de 75 ans, avait été contrôleur de Mana, situé à 132 kms au Sud de Benkoelen. Il montra à Joseph des essais de café Liberia qu'il effectuait à Benkoelen. Malgré la proximité immédiate de la mer et son atmosphère saline, les arbustes, âgés de trois ans, étaient chargés de fruits. La terre de Benkoelen semblait vraiment bonne. WINTER lui certifia « qu’à Mana les terres sont bien plus belles encore pour le Liberia ». Mais Joseph devait s’en tenir aux instructions de ses mandants. il se promit, s’il avait le temps : « d'aller explorer Mana car les renseignements que Monsieur Winter nous donne sur cette contrée sont assez remarquables pour nous faire changer un peu notre itinéraire ».
Ayant utilisé des chemins jusqu'à Paggar Alam « praticables par des charrettes, bons et bien entretenus,..» , Joseph nota que « les terres du Pasoemah sont une succession de vastes plateaux dont le terrain paraît de première qualité… Les indigènes y perpétuent des cultures de riz chaque année, grâce à l'abondance de petit cours d'eau qui courent presque au niveau du sol et le régénèrent par l'humus d'été. »
Il prit une maison dans le canton de Paggar Alam. Visitant les alentours, « il devenait évident pour moi que la terre d'une fertilité admirable élevé de près de 2 000 pieds au-dessus du niveau de la mer était éminemment propice à la culture du café Arabica... Le terrain est largement arrosé. Des sources partout proviennent du Dempo, grande montagne de 12 000 pieds de hauteur dominant tout le pays. Aussi les rendements sont-ils très beaux et je puis affirmer avoir vu des arbres fleuris après un an et demi de plantation et produisant au bout de 2 ans et cela dans des conditions de soins tout à fait primitives. L'indigène défriche la forêt, plante du riz et après la récolte, plante le café sans ombrage sans labourage en un mot, sans aucun soin préparatoire que celui du nettoyage de terrain.... C'est dire la magnifique fertilité de la terre du Pasoemah... Un autre point remarquable à noter est que dans tout mon voyage, je n'ai pas vu trace d'une maladie sur les feuilles des caféiers. »

Les frais de transport
Les conditions de culture semblaient idéales, mais Joseph pointa très vite des frais de transport considérables du café par le chemin de Palembang : « Tout ce café est acheté par les « Hadjis » [9] qui en effectue le transport jusqu’à Palembang. Il faut compter dans des conditions normales 9 jours de transport par charrette à l’exportation et 16 jours à l’importation. De plus,... une épizootie règne depuis plusieurs mois sur les bœufs. Elle décime tous les animaux. Les « Hadjis » sont obligés de louer des hommes pour traîner les charrettes depuis Paggar Alam… au prix fabuleux de 7 à 8 Florins par « pièce » ( ?). »
Devant de tels frais, Joseph examina les conditions de transport par Mana et Benkoelen : « Voici les résultats : Il faut le même temps de transport pour l'exportation et l'importation, soit 9 jours, en passant par Loebek Tapi et Mana. Le transport devra d’abord être effectué par chevaux, à cause du chemin qui est très bon mais pas assez large pour permettre à une charrette de passer. Ensuite, de Loebek Tapi à Mana, le trajet peut être effectué par des charrettes, la route étant fort bonne. De là, on peut aller par charrette à Benkoelen.... Il y a donc un grand avantage à passer par Benkoelen : l'économie du temps.

Il vint à Joseph une autre idée qu’il écrivit dans son rapport : De plus, si de Paggar Alam, nous passons par Loebek Tapi, … nous trouverions un terrain élevé de 900 à 1 000 pieds éminemment propre à la culture du café Liberia. Nous en avons vu, planté par les indigènes qui est de toute beauté… Ces indigènes nous offrent en plus de nous apporter du rotang nécessaire à la construction d'habitations, etc… La population accepterait des travaux peu pénibles comme la cueillette du café, l'assortiment, etc… A Mana, les bœufs valent de 150 à 200 Florins pièce, mais là, la maladie a complètement cessé depuis plusieurs mois. »
Et cerise sur le gâteau, Joseph annonça : « Si on pouvait disposer immédiatement de chevaux comme moyen de transport, on pourrait se procurer de suite le stock de café qui se trouve immobilisé à Paggar Alam, à cause des difficultés du transport... Il y aurait une jolie opération à réaliser de suite.»
Fort de ses observations et renseignements, Joseph proposa à ses partenaires :
la création de deux établissements principaux pour la plantation du café, l'un dans les environs de Paggar Alam... pour la plantation du café Arabica, l'autre à Loebek Tapi pour la plantation du café Liberia.
le tri et la mise en sac du café à Loebek Tapi ; le tout serait envoyé à Benkoelen pour exportation
la formation d'une compagnie pour réaliser ce projet.
Avant de quitter Benkoelen, Joseph obtint l'assurance du Résident de Benkoelen que les titres de concession sur Loebek Tapi seraient réglés au plus vite. Restait à convaincre ses partenaires et les banques de l'intérêt du projet
Les cendres du Krakatau
Joseph rentra à Singapour au début du mois d’Août 1891. Un courrier de son beau-père l’attendait. La nouvelle de son voyage avait été fraîchement reçue par Paul JOUBERT et son épouse. Non seulement, ils avaient accueilli chez eux en Juillet la mère de Joseph, Emmeline BOUCHARD dont la santé déclinait, mais en plus ils avaient mal pris que leur gendre se lance dans une expédition hasardeuse, à l’heure où son épouse, leur fille, était à nouveau enceinte. Impuissant à raisonner son gendre déjà parti, Paul JOUBERT ne put que lui faire part de son mécontentement. Joseph envoya la réponse suivante :
« Me voilà de retour à Singapour pour terminer et conclure l’affaire avec une banque importante de cette ville qui s’était engagé à nous soutenir si mon rapport était favorable et qui nous promet maintenant tout son concours sur mes conclusions. J’ai risqué quelques milliers de francs. En retour, on me donne une place d'administrateur en chef à 1 200 francs par mois et le remboursement des milliers de Francs ou plus que j'aurai dépensé. Que voulez-vous on ne trouve pas pareil aubaine tous les matins et vous m'auriez traité de sot de l'avoir refusé pour une séparation de quelques jours avec Edmée, quand il s'agit de tout un avenir et vous auriez eu bien raison je suis de retour depuis 2 jours et je ne puis vous dire que l'affaire est terminée car il y a une grande quantité de détails à éclaircir mais sur mon rapport ces messieurs m'ont dit qu'il ne voyait aucune objection sérieuse à opposer. C'est beaucoup chez des hommes d'affaires surtout quand il s'agit d'un capital de 2 millions à mettre en exploitation. Adieu mon cher père je vous embrasse tout du meilleur de mon cœur et ayez confiance en votre gendre pour l'avenir de vos petits-enfants. Votre fils Bouchard Joseph »
Si les tsunamis générés par l'explosion du volcan eurent un effet destructeur sur de nombreuses colonies comme celles de Telok Betung, il est prouvé aujourd'hui que les retombées des cendres du Krakatau eurent un effet bénéfique pour la Région. Le Sud de Sumatra, presque stérile avant l'éruption, devint très fertile. En soulignant « la magnifique fertilité de la terre du Pasoneah » dans son rapport aux banquiers, Joseph n' était peut-être pas conscient de ce phénomène. Savait-il par exemple que le Dempo était un volcan toujours en activité ? En tout cas, il n'en parla pas dans son rapport [10].
Cette opportunité attira une population importante d’Européens en quête de nouvelles exploitations. Joseph en fit partie. Seulement, avant de pouvoir repartir sur la terre de Paggar Alam, d’autres soucis, cette fois d'ordre familial, l’attendaient.

A suivre prochainement : Retour à Paggar Alam
Notes de fin
[1] Une lieue au XIXème siècle valait environ 4,3 kms, soit pour 300 lieues environ 1 290 kilomètres. On estime que les personnes se trouvant à moins de 160 kilomètres subirent toutes des altérations persistantes de l'audition.
[2] Nom qui signifie colline d’Etain.
[3] Soient environ 1 250 hectares.
[4] L’Hemileia Vastatrix, une espèce de champignon phytopathogène, responsable de la rouille orangée du caféier, maladie fongique qui a colonisé au XIXème siècle toutes les régions caféières du monde.
[5] Léopold CHASSERIAU était comme Joseph BOUCHARD, originaire de Charente.
[6] Sans doute, Joseph BOUCHARD faisait-il référence avec un certain humour à la Triplice, cette entente conclue entre l’Empire allemand, la monarchie Austro-hongroise et le Royaume d’Italie à partir de 1882.
[7] Actuelle Jakarta, capitale de l’Indonésie.
[8] Au cours du voyage, le vieil homme eut un accident malencontreux. Il se blessa à la jambe et fut débarqué le 5 Août 1891 dans le port d’Aden pour y être soigné. Malheureusement, les jours suivants, il développa une infection à l'hôpital et mourut le 20 Août
[9] Les « Hadjis » étaient l'équivalent de barons, vassaux du Sultan, recevant des terres qu'ils exploitaient.
[10] Et pourtant, il avait séjourné chez les Bataks, au pied d'un lac-volcan de montagne bien connu des vulcanologues : le Toba. dont la plus récente éruption il y a environ 75 000 ans est estimée de magnitude 8 sur l'échelle VEI (en comparaison le Krakatau est classé de magnitude 6 sur l’échelle VEI).
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